L’Europe, grande absente de l’“hiver arabe”

Les manifestations anti-occidentales dans les pays arabes et la tournure que prend le “printemps arabe” dans plusieurs pays interpellent l’Europe. Mais celle-ci, repliée sur sa crise économique et institutionnelle, préfère fuir ses responsabilités dans la Méditerranée et se reposer sur des Etats-Unis pourtant désemparés.
Lors des affrontements avec la police devant l’ambassade des Etats-Unis au Caire (Egypte), le 13 septembre 2012.
L'Europe vit une période étrange et insidieuse, selon l’écrivain grec Petros Markaris :  il n’y a que les économistes et les banquiers centraux qui parlent des crises qui l’agitent.
Avec pour résultat que la monnaie unique devient la substance même de l’Union, non pas un instrument, mais sa raison d’être, sa seule finalité. [Selon l'écrivain :] “L’unité de l’UE a été remplacée par l’unité de la zone euro. Aujourd’hui, nous vivons dans une Europe où seuls les politiques et les économistes ont la parole. C’est la raison pour laquelle le débat est peu profond, comme la plupart des dirigeants européens, et unidimensionnel, comme le discours traditionnel des économistes.”  Dépourvue de vision du monde, l’Europe a des intérêts mais pas de passions, et ne peut que se diviser entre nobles créditeurs et débiteurs plébéiens. "Nous courons vers une guerre civile européenne.
Tel un tir soudain dans  le silence, un nouveau séisme vient secouer les pays musulmans sous la forme d’une vaste offensive de l’intégrisme musulman contre l’Occident et ses vidéos exécrables : la violence s’intensifie en Méditerranée et l’Europe – toute occupée à ses affaires domestiques – s’aperçoit soudain que, hors de chez elle, il pleut des bombes. Satisfaite, elle s’était assoupie après les printemps arabes, et voilà que, de façon soudaine, l’hiver est là. Elle avait imaginé que les libérations étaient synonymes de liberté et constate que les révolutions sont toujours précédées d’étincelles fondamentalistes, avant de produire des institutions et des constitutions stables. Comme Caliban dans la Tempête de Shakespeare, les manifestants nous crient : “vous m’avez appris à parler comme vous, et voici ce que j’y ai gagné : j’ai appris à maudire. Que la peste rouge vous ronge, vous qui m’avez appris votre langue !” .

Devenir une alliée des printemps arabes en suspens

L’Europe pourrait dire et faire quelque chose, si elle renonçait à laisser aux Etats-Unis les tâches qui lui incombent. Pas seulement en Afghanistan, où de nombreux Européens participent à une guerre perdue ; pas seulement en Iran, mais dans et autour de notre Méditerranée : c’est vers nous que courent les fugitifs de l’Afrique du Nord, quand ils ne meurent pas en mer avec une fréquence telle qu’on ne peut s’empêcher de soupçonner de notre part une incurie volontaire. Si elle avait sa propre politique étrangère, l'Europe, capable de faire ce que la lointaine Amérique ne sait pas faire, pourrait agir : dominer les événements, fixer de nouvelles priorités, indiquer des perspectives basées sur une coopération organisée et pas seulement sur des paroles ou des actes bellicistes. 
Désormais, évoquer une Fédération européenne n’est plus un tabou. Mais si l’on en parle, ce n’est qu’à propos de la monnaie ou pour dire, en des termes vagues, qu’ainsi nous serions “maîtres de notre destin”. Mais pour quelle politique –  au delà de l’ordre intérieur –  veut-on faire l'Europe ? Avec quelle idée du monde, du rapport Occident-Islam, de l'Iran, d’Israël et de la Palestine, du conflit entre les religions et au sein des religions ?
L’hiver arabe est un révélateur de ce que nous sommes : sans idées ni ressources, sans gouvernement commun pour affronter la  crise mondiale, et ceci explique notre silence, ou les balbutiements sans suite des représentants européens. Difficile de dire à quoi sert Catherine Ashton, drapée dans le titre pompeux de Haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité de l’Union. Personne ne sait ce que pensent les vingt-sept ministres des Affaires étrangères, figurants hybrides d’une Union faite d’États non plus souverains mais pas encore fédéraux. Quant aux peuples, nous ne contrôlons pratiquement plus rien : ni l’économie, ni la Méditerranée, ni les guerres, jamais remises en cause par l'Union Européenne.
Étant donné l’histoire qu’elle a derrière elle (une histoire de démocraties et d’États restaurés grâce à l’union de ses propres forces, après des siècles de guerres religieuses et idéologiques), l’Europe possède les instruments intellectuels et politiques appropriés pour devenir une alliée des printemps arabes en suspens et de ces pays qui peinent à conjuguer l’autorité indiscutable de l’État et la démocratie. Elle reste une référence laïque pour tous ceux qui – en Libye, en Égypte, en Tunisie – voient la démocratie soit capturée par les Frères musulmans, soit menacée par les fondamentalistes salafistes.

Le modèle actuel ne fonctionne plus  

La voie choisie par Jean Monnet, après la seconde guerre mondiale, consista à concilier les intérêts et les passions, et donc à organiser la mise en commun des ressources (charbon et acier), objets de discorde entre l’Allemagne et la France. Entre l’Europe et le Sud méditerranéen, une voie semblable pourrait être tracée, grâce à une communauté non plus basée sur le charbon et l’acier, mais sur l’énergie (ou dans l’avenir, sur l’eau). 
Un plan semblable a été proposé, en octobre 2011, par deux économistes d’inspiration fédéraliste, Alfonso Iozzo et Antonio Mosconi. L'idée, c’est que Washington ne serait plus en mesure de garantir la stabilité et la démocratie dans la Méditerranée et au Moyen-Orient. D’où l’urgence d’une Communauté euro-méditerranéenne de l’énergie : énergie souvent potentielle, difficilement valorisable sans les aides financières et technologiques européennes. On dira que c’est seulement une communauté d’intérêts. On l’avait dit aussi pour la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). En réalité, l’ambition politique est forte : remplacer le modèle hégémonique par un modèle paritaire et demander aux associés de prendre des engagements démocratiques précis, contrôlés par une assemblée parlementaire commune.
Remplacer ou doubler le pouvoir des Etats-Unis dans la Méditerranée veut dire prendre acte du fait que le modèle actuel ne fonctionne pas : celui-ci a pensé pouvoir exporter la démocratie par les guerres, créant des États en faillite et renforçant des États autoritaires. Les démocraties (Israël compris) ont soutenu pendant des années les fondamentalistes (les talibans contre l’URSS, le Hamas contre l'OLP) et volontairement ignoré une des principales sources des crises actuelles : l’Arabie Saoudite, qui finance les partis salafistes qui menacent les jeunes et encore balbutiantes démocraties arabes.
C’est à l’Europe de donner de l’espoir aux pays de la Méditerranée et de défendre leurs démocraties. Si l’Union se donne un gouvernement, elle aura l’euro et une politique étrangère. Ce n’est qu’à ce moment-là que le coup de fusil que nous entendons dans les pays arabes pourra réveiller, comme dans le poème d’Eugenio Montale, une Europe dont le cœur “qui tient pour vil tout mouvement, s’agite et tressaille rarement”. 
Par Barbara Spinelli LA RepublicaSource de l'article PressEurope

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