« L’Europe méprise la production intellectuelle venant du monde arabe »


Entretien avec Ghislaine Glasson Deschaumes, directrice de la revue Transeuropéennes, spécialiste de la circulation des savoirs.
La chercheuse a dirigé un travail collectif sur la réalité des échanges culturels de part et d’autre de la Méditerranée. Un débat public sur « La traduction comme miroir » se tiendra le 26 septembre à Paris.
 
La Croix :Vous avez dressé un panorama des traductions entre l’arabe, le turc, l’hébreu et les langues européennes depuis vingt à vingt-cinq ans quand cela était possible. Qu’avez-vous appris ?
Ghislaine Glasson Deschaumes : Parmi les pays européens, c’est en France que le plus de livres sont traduits de l’arabe. Or, seuls 60 livres sont traduits chaque année, soit 0,6 % de l’ensemble des livres traduits en français. Dans nombre de pays européens, le ratio n’est que d’un livre traduit de l’arabe pour 1 000 traductions. Si l’on exclut le Coran et Les Mille et Une Nuits, et les deux ou trois titres phares, tels L’Immeuble Yacoubian, d’Alaa Al-Assouani, ou les ouvrages de Naguib Mahfouz, ces livres traduits de l’arabe ont en outre une très faible visibilité dans les médias, les librairies et les bibliothèques. En Israël, les traductions vers l’arabe relèvent de l’infinitésimal et témoignent du blocage des relations, alors que les arabophones représentent 25 % de la population. Le turc est aussi très marginalisé : 0,15 % des traductions en français, 0,06 % en italien, 0,05 % en espagnol. L’hébreu est, lui, proportionnellement moins mal traité dans les traductions européennes.
Qu’en déduisez-vous ?
G. G. D. : La traduction reflète l’état de la circulation des idées et des œuvres. Elle est le nœud absolu du dialogue interculturel. Ces chiffres disent le peu de place réservé à l’imaginaire et à la pensée de l’autre, alors même que ces pays riverains de la Méditerranée partagent une histoire importante, lourde. Même s’il y a des inégalités en termes d’intérêt et de sensibilité au sein des pays européens, on ne peut que constater le décalage criant entre les intentions et la réalité des relations de part et d’autre de la Méditerranée.
Il n’y a même, dans bien des cas, aucune relation directe…
G. G. D. : Dans beaucoup de pays d’Europe de l’Est ou du Nord, ou de pays arabes, les langues les moins parlées sont traduites via des langues tierces, essentiellement l’anglais et le français. Jusqu’au tiers des ouvrages arabes traduits transitent par le français. Il n’y a pas d’auteurs des Balkans qui soient traduits directement vers l’arabe ou le turc. On n’avait pas imaginé l’ampleur de ce phénomène, lié à la fois au poids des hégémonies culturelles et aux pertes de compétences. La tradition des études orientales se perd dans plusieurs pays européens. Et plus on va vers l’est, moins les littératures arabes sont traduites. Le courant de traduction qui existait entre les anciens pays frères du temps de l’URSS s’est effondré avec le mur de Berlin et la redéfinition des alliances géopolitiques.
Que traduit-on ?
G. G. D. : De l’arabe, on traduit de la littérature et surtout des publications religieuses à destination des minorités musulmanes et rien ou presque de la production en sciences humaines et sociales. Cette dernière représente 1,85 % du 0,6 % des traductions de l’arabe vers le français ! Le débat d’idées n’est pas traduit. L’Europe méprise la production intellectuelle venant du monde arabe et de la Turquie. C’est l’une des autres grandes découvertes de cette étude. Nous restons prisonniers de nos cultures d’empire, de notre ethnocentrisme et de notre européocentrisme. L’orientalisme – cette construction par l’Occident de ce qu’est l’Orient, le monde arabe et au-delà – se poursuit et entretient cette simplification des imaginaires. L’Europe s’est construite dans une logique de centre à périphérie. Nous sommes au centre et ce que nous produisons est central, les autres sont aux marges et ce qu’ils produisent est marginal. Ce déficit de connaissances peut en partie expliquer que nous n’ayons pas vu venir les révolutions arabes et que nous restions démunis face à ces bouleversements : dans les six à dix-huit mois qui ont suivi ces révolutions, on a essentiellement publié des commentateurs français sur le monde arabe et non pas traduit des auteurs arabes. On peut faire le même constat sur la Turquie.
C’est-à-dire ?
G. G. D. : Nous portons des jugements, mais que sait-on réellement de la capacité des Turcs à affronter leur passé, à aborder la question du génocide arménien, dans la mesure où la production des intellectuels turcs n’est pas disponible en français ? Elle l’est encore moins en anglais. Alors qu’inversement, à la faveur du processus de démocratisation, la Turquie s’est ouverte sur le monde. En une vingtaine d’années, les traductions de l’anglais ont été multipliées par six, celles du français, de l’allemand ou de l’italien par quatre.
Qu’en est-il des liens du Nord vers le Sud ?
G. G. D. : On traduit plus et de manière plus diversifiée qu’on ne l’a dit en arabe et les traductions augmentent ces dernières années. Ce fut en partie imposé par le processus d’arabisation à l’œuvre après les indépendances. Il n’empêche que là aussi le déficit d’échanges traduit une très grande ignorance de pans entiers de la réalité européenne. Et la qualité de la traduction n’est pas toujours garantie.
Que préconisez-vous ?
G. G. D. : Comment peut-on comprendre ce qui se passe en Égypte, en Tunisie, au Maroc, en Turquie, si l’on ignore les débats d’idées dans ces pays ? Qui sait que le persan est la troisième langue traduite en arabe dans le domaine des sciences humaines ? Le monde arabe s’interroge sur le chiisme ; or, nous ignorons tout des débats théologico-politiques entre chiites et sunnites. Nous devons remédier à ces déficits de traduction et faire en sorte que la traduction devienne une priorité des relations euro-méditerranéennes.
 
Source de l'article La Croix
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Une spécialiste de la production et de la circulation des savoirs 
Ghislaine Glasson Deschaumes est chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (université Paris X-Nanterre-CNRS).
Elle a créé en 1993 la revue de pensée critique Transeuropéennes (en ligne en français, anglais, arabe et turc) et coordonné le projet international « Traduire en Méditerranée » en partenariat avec la fondation Anna-Lindh pour le dialogue entre les cultures. Pour ce faire, 69 études par paires de langues et par thèmes ont été réalisées.
À l’occasion de la Journée européenne des langues, le 26 septembre, un débat public sur « La traduction comme miroir : repenser les échanges culturels euro-méditerranéens » se tiendra à Paris.

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