L’Euro-Méditerranée suspendue à l’avenir de l’Égypte

Poids lourd de la région, berceau des Frères musulmans et du nassérisme, le devenir de l’Égypte aura de fortes incidences sur l’ensemble de la région et sur l’avenir des relations euro-méditerranéennes. La politique extérieure de la France, qui s’était appuyée sur l’Égypte pour lancer l’Union pour la Méditerranée (UPM), risque notamment de connaître des évolutions, même si les militaires entendent garder la haute main dans ce domaine. Mais pour les Égyptiens, la priorité est de renouer avec la croissance (1,8 % l’an dernier), et d’attirer à nouveau les investisseurs et les touristes.
 Les réserves de change de la Banque centrale sont passées de 36 milliards de dollars début 2011 à 15 milliards aujourd’hui. C’est dans ce contexte extrême?ment difficile que la première élection présidentielle libre s’est déroulée avec des soubresauts qui font craindre de nouvelles tensions entre les deux piliers de la vie politique : l’armée et la confrérie des Frères musulmans.
Le résultat de l’élection présidentielle égyptienne est une nouvelle étape dans la transition politique que connaît ce pays. Tewfik Aclimendos, historien, chercheur associé au Collège de France, spécialiste de l’Égypte, nous livre son analyse.
 Quelle analyse faites-vous des élections qui viennent de se dérouler ?
L’armée a joué le jeu et a respecté le suffrage des urnes en annonçant un résultat qui lui déplaisait, l’élection du candidat des Frères musulmans. Pourtant le comportement du Conseil suprême des forces armées (CSFA) a suscité de nombreuses interrogations quand il a pris deux décisions entre le mercredi et jeudi précédents le deuxième tour, à savoir l’invalidation des élections législatives et le droit donné à la police militaire et aux services de renseignement de l’armée d’arrêter des civils. La Haute cour constitutionnelle avait préparé son avis de longue date : selon elle, l’élection législative n’était pas constitutionnelle.
Le CSFA, qui connaissait sa position, lui avait probablement demandé de réserver son avis et, dans l’hypothèse où son candidat était élu président, il lui aurait demandé de le publier pour que le nouveau chef de l’État invalide le Parlement et qu’il dispose ainsi de tous les pouvoirs. Quand le CSFA a compris que le scrutin lui échappait, il a préféré demander à la Haute cour de divulguer son avis pour reprendre la main. Mais les manœuvres de l’armée ont sûrement coûté cher à son candidat, Ahmed Shafiq. Elles lui ont probablement fait perdre des voix.
Le CSFA a eu tort d’agir ainsi car Ahmed Shafiq aurait peut-être été en mesure de remporter l’élection. De leur côté, les Frères musulmans ont très rapidement annoncé les résultats pour mettre la pression sur l’armée et parce que l’écart entre les deux candidats était serré. Le président élu est moins légitime que s’il y avait eu un écart plus grand entre les deux candidats. Les Frères ont perdu la moitié de leur électorat entre les législatives et la présidentielle, simplement à cause de leur action au Parlement pendant les quelques mois qui ont séparé les deux scrutins.
 Et quel a été le rôle des jeunes révolutionnaires ?
Les jeunes révolutionnaires ont soutenu le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, car l’appareil d’État étant toujours entre les mains de l’ancien régime, ils considéraient qu’il fallait soutenir les Frères quitte à leur «régler leur compte» dans un deuxième temps. Frères contre armée, ils soutiennent les Frères. Mais ce soutien sera-t-il inconditionnel et jusqu’à quand? Ils espèrent également que les Frères comprendront qu’ils ne peuvent pas gouverner seuls et qu’ils ne pourront pas faire n’importe quoi. Mais j’ai des doutes sur cette stratégie car les Frères sont la seule force organisée et ils prendront le contrôle du pays avant que d’autres n’aient le temps de s’organiser. Ils sont pressés alors que traditionnellement ils sont lents. Ils avancent et, lorsque tout le monde est contre eux, ils marquent une pause et se remettent en marche une fois que l’occasion se présente à nouveau. Cela a été leur stratégie au Parlement.
 Quid du Parlement dissous ?
Le CSFA ne peut pas revenir en arrière. Les Frères musulmans veulent un nouveau scrutin portant sur le tiers uninominal alors que la Haute cour estime que l’ensemble du scrutin est invalidé. Sans accord sur le Parlement, il va falloir rédiger rapidement une Constitution et, ensuite, organiser des élections législatives.
 Dans ce contexte quels sont les pouvoirs du nouveau président ?
Il dispose de beaucoup de pouvoirs même si la déclaration constitutionnelle lui en enlève certains. En effet, l’armée entend priver les Frères de tout moyen d’agir sur la politique étrangère, notamment en raison de la situation dans le Sinaï. La vraie bataille va se concentrer sur le contrôle du ministère de l’Intérieur car l’armée ne veut pas laisser les Frères musulmans le gérer seul. Pour obtenir un meilleur arrangement avec les militaires, les Frères peuvent être tentés de s’appuyer sur la rue, sur les révolutionnaires qui sont très remontés contre l’armée. Les Égyptiens peuvent donc à nouveau s’engager dans un rapport de force avec l’armée, place Tahrir, ou obtenir plus avec ce chantage.
Le président Morsi peut prendre le contrôle du social, de l’économie et de l’éducation et proposer des lois que le CSFA acceptera si elles sont censées. De plus, la situation économique étant extrêmement difficile, les deux parties n’ont pas intérêt à jouer la politique du pire. Donc, on peut supposer qu’il n’y aura pas systématiquement blocage des propositions émanant du gouvernement lorsque celui-ci sera nommé. Mais beaucoup va dépendre du choix du Premier ministre qui devrait refléter la diversité. Le nouveau président devra éviter de s’entourer uniquement de membres de la confrérie.
Quelles sont les orientations économiques du président élu ?
Le programme économique Renaissance de Mohamed Morsi est de nature libérale à la Gamal Moubarak (référence au libéralisme du fils de l’ancien président), mais il accorde une grande part à la justice sociale. Il repose sur une relance économique par de grands travaux financés par la communauté internationale, tout particulièrement par Doha et Washington car je pense que les Américains ont envie de voir l’expérience réussir. Ils croient que cela poussera les Frères musulmans à adopter des positions modérées, ce dont je doute. Enfin, les Américains ne semblent pas vouloir compliquer la tâche des Frères. Je suis plus réservé sur l’éventuelle aide de l’Arabie saoudite à Mohamed Morsi. Riyad n’a aucune envie de faire des cadeaux aux Frères, à moins que ce soit le meilleur moyen de les acheter !
Le premier défi du nouveau président, c’est la sécurité ; étant entendu que ce n’est pas lui qui contrôle ce domaine ! Ensuite c’est l’économie. La situation économique n’est pas stabilisée, le partage du pouvoir n’est pas établi et la rue est tiraillée entre son désir de stabilité et sa volonté de ne rien lâcher, vu les sacrifices consentis. La population est épuisée mais elle est encore capable de se mobiliser. Cela peut inquiéter les Frères, l’armée et les contraindre, de ce fait, à trouver un accord pour permettre un retour à l’ordre.

Propos recueillis par Agnès Levallois
Source de l’article IPEMED

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