Les besoins en eau, source de tensions entre pays méditerranéens

Comment mieux partager les ressources en eau potable auxquelles près de 800 millions de personnes de la planète n'ont toujours pas accès ? Quelque 25 000 participants sont réunis depuis lundi à Marseille au 6e Forum mondial de l'eau pour esquisser des réponses. Parmi les sujets de désaccord constants figure la question du partage de l'eau douce, enjeu de souveraineté des Etats.











Cette question est très sensible dans les pays du pourtour méditerranéen. "En Méditerranée, l'eau est une ressource rare, fragile et inégalement répartie dans l'espace et dans le temps. Les demandes en eau ont doublé dans la deuxième moitié du XXe siècle siècle pour atteindre, en 2005, 280 km3 /an pour l'ensemble des pays riverains. L'agriculture, premier secteur consommateur d'eau, représente 64 % de la demande totale en eau", selon Plan Bleu, observatoire de l'environnement et du développement durable en Méditerranée au sein du PNUE (le programme des Nations unies pour l'environnement).
Pénurie pour 80 millions de méditerranéens en 2025
"Dans de nombreux pays, les prélèvements en eau approchent le niveau limite des ressources disponibles. Des pénuries d'eau, conjoncturelles ou structurelles, sont constatées. En 2005, la population méditerranéenne 'pauvre' en eau, c'est-à-dire celle des pays dotés de moins de 1000 m3 par habitant et par an, s'élève à 180 millions d'habitants, dont 60 millions en situation de 'pénurie' – moins de 500 m3 par habitant et par an. Vingt millions de Méditerranéens n'ont pas accès à l'eau potable, notamment dans les pays au Sud et à l'Est", affirme encore Plan Bleu.
Les pressions sur les ressources en eau s'accroîtront encore de façon sensible au Sud et à l'Est et 80 millions de Méditerranéens seront en situation de "pénurie" à l'horizon 2025. Du fait de la croissance de la demande en eau agricole et urbaine et de la rareté des ressources, un pays méditerranéen sur trois prélèvera plus de 50 % du volume annuel de ses ressources naturelles renouvelables. Les tensions vont croître dans les régions qui souffrent déjà d'un déficit en eau. Mais ces pressions peuvent-elles déboucher sur de véritables conflits ?
Une seule véritable guerre liée à l’eau
Selon le député Jean Glavany, auteur d'un rapport publié en décembre dernier sur "La géopolitique de l'eau", "l'eau peut-elle motiver à elle seule un conflit". La guerre des Six Jours de juin 1967, en Méditerranée orientale, a souvent été considérée comme une preuve de l'existence des conflits armés pour l'eau. "L'eau a agi comme un catalyseur de l'unité arabe, puis comme un déclencheur d'une opération israélienne", souligne le rapport Glavany.
Le premier sommet arabe, en 1964, fixa ainsi le thème de la conférence sur la nécessité d'adopter une stratégie commune de l'eau en réponse à la décision unilatérale israélienne de construire l'Aqueduc national déviant les eaux du Jourdain, construction achevée cette même année. Un enchainement d'opérations palestiniennes et israéliennes qui déboucha finalement sur un véritable conflit. Mais "le véritable front était sans nul doute le front égyptien, d'où part d'ailleurs la guerre des Six Jours", note le rapport.
En réalité, les historiens s'accordent à dire qu'il y a eu très peu de guerres ayant pour cause directe l'eau. Les chercheurs de l'université de l'Oregon (Etats-Unis) ont analysé plus de 2 000 "interactions" de "conflits" liés à l'eau. Ils notent ainsi que la seule véritable guerre liée à l'eau remonte à plus de 4 500 ans, entre Lagash et Umma, deux cités-États voisines du pays de Sumer (Mésopotamie) au sujet du partage des eaux du Tigre et de l'Euphrate.










Néanmoins, il y a clairement des points de tensions forts autour de l'eau en Méditerranée. Car l'eau est un enjeu de puissance et de développement économique. L'eau est ainsi une source de différends entre Israël et les Palestiniens (lire notre article : "En Cisjordanie, même l'eau est une arme").
Selon l'IFRI, 90 % de l'eau en Cisjordanie est utilisée aujourd'hui par les Israéliens, qui ne laissent que 10 % aux Palestiniens. Pour les besoins domestiques, les Israéliens consomment 260 litres par jour et par habitant, alors que les Palestiniens doivent se contenter de 70 litres. Est-ce à dire qu'il y aura un conflit pour l'eau entre les deux camps ?
"Il y a une crise de l'eau aiguë entre Israéliens et Palestiniens", confirme Franck Galland, fondateur d'Environmental Emergency & Security Services, spécialiste de la géopolitique de l'eau. Mais grâce à des technologies de pointe et un recyclage poussé des eaux usées, "les Israéliens sont moins tentés d'aller chercher chez leurs voisins l'eau qui leur manquerait". En revanche, "il n'y aura pas d'Etat palestinien viable sans indépendance stratégique sur l'eau douce", insiste l'expert.
L'Egypte, le point chaud le plus problèmatique

Plus au nord, la Turquie a construit 29 barrages en Anatolie qui ont cristallisé toutes les tensions avec ses voisins syriens et irakiens. Mais la situation s'est améliorée . Après des années de crises syro-turques, un accord sur les volumes d'eau a pu être trouvé en marge du dernier Forum mondial de l'eau à Mexico, en 2006, souligne le rapport Glavany.
Pour Franck Galland, "le point chaud le plus problématique concerne l'Egypte. Si Le Caire ne réforme pas ses pratiques agricoles, si elle continue à consommer de l'eau comme elle le fait actuellement, elle souhaitera le statu quo par rapport aux accords de 1959, qui partagent avantageusement les eaux du Nil. Dans ce cas de figure, dès qu'un pays comme l'Ethiopie, en amont du Nil Bleu, voudra aménager le cours de ce fleuve, il provoquera la réaction politique et diplomatique du Caire. Mais on ne peut écarter l'option militaire égyptienne. Rappelons-nous que Nasser disait : 'L'Egypte n'entrera plus jamais en guerre, sauf pour l'eau.'" Or, l'Ethiopie verra sa population atteindre près de 120 millions d'habitants à l'horizon 2025. Ses besoins seront énormes, notamment pour l'agriculture.










Probalité de conflits intra-étatiques
Cependant Franck Galland envisage une autre évolution dans laquelle l'Egypte améliorerait sa gestion de l'eau, ce qui permettrait, "grâce aux économies réalisées, une allocation de l'eau du Nil pour les besoins d'un pays comme l'Ethiopie". Par ailleurs, a été signé en 1999 un accord sur l'Initiative du bassin du Nil (IBN), qui réunit les dix États riverains et vise à concilier les intérêts de chacun.
La probabilité de conflits intra-étatiques est probablement plus grande. "S'il est peu probable que des États se fassent la guerre pour l'eau, il n'en est pas de même à l'échelle locale. En effet, la disponibilité ou la rareté de l'eau est un problème localisé", indique le rapport Glavany.
Des tensions interrégionales peuvent être observées dans de très nombreux États, y compris en Europe. L'Espagne est par exemple depuis fort longtemps le théâtre d'oppositions internes très marquées. C'est notamment le cas de la province d'Aragon qui, déjà sous le régime franquiste, contestait la construction des canaux alimentant les villes de Valence et de Murcie, et s'oppose aujourd'hui aux projets de mise en valeur de ces mêmes villes.
De même, il y a les conflits d'usage. Ainsi en Méditerranée, le développement du tourisme peut entrer en contradiction avec les usages agricoles. La période touristique coïncide avec la période d'irrigation et peut priver d'eau de nombreux agriculteurs pendant une période cruciale, avec des touristes ayant une consommation d'eau "à l'occidentale".
Des solutions pragmatiques
Le 6e Forum de l'eau se démarque résolument des précédentes par son approche pragmatique : l'heure est désormais aux solutions. "Les coopérations sur l'eau peuvent permettre d'établir un climat de confiance et jeter les bases de coopération dans d'autres domaines. Même en l'absence de coopération affichée, voire en présence de discours belliqueux, la coopération entre les États est attestée. C'est typiquement le cas du Nil : en dépit des tensions, le dialogue est permanent", souligne le rapport Glavany.
Cela concerne aussi l'Europe. Un exemple : la coopération constructive concerne l'Espagne et le Portugal, qui exploitent de façon concertée cinq bassins transfrontaliers (Miño, Limia, Duero, Tage et Guadiana). Un traité signé en 1864 définit les limites internationales des fleuves et souligne l'importance d'utiliser les ressources en eau transfrontalières pour le bien des deux pays.
Mais s'il convient de renforcer les capacités de dialogues régionaux pour éviter les conflits, il faut aussi s'appuyer sur des "actions sur le terrain". Dans le cas de l'Egypte, explique Franck Galland, l'Initiative du bassin du Nil "n'a pas un pouvoir de coercition". C'est une "instance de dialogue". Pour être vraiment efficace, il faudrait un "plan Marshall" sur l'eau en Egypte, c'est-à-dire que la communauté internationale aide l'Egypte à investir massivement dans les infrastructures et utilise des techniques plus efficientes de consommation d'eau.
Ceci suppose des solutions très pragmatiques. Franck Galland cite en exemple l'Algérie qui a, dans les années 2000, massivement investi dans les infrastructures en eau, et parallèlement à fait venir des opérateurs privés qui gèrent les eaux des grandes villes algériennes. Elle a fait le pari de l'expertise et du transfert de savoir-faire. "Cette double politique permet de résoudre les problèmes liés à l'eau".
" Il faut par ailleurs agir sur la demande en eau, et pas uniquement sur l'offre" souligne Plan Bleu. Cela consiste à réduire les pertes et les mauvaises utilisations – dans certaines villes, la moitié de l'eau est perdue à cause de fuites – et à améliorer l'efficience de l'utilisation de la ressource. Les marges de progrès sont considérables, puisqu'une meilleure gestion de la demande permettrait d'économiser un quart des demandes, soit plus de 85 km3 par an en 2025 en Méditerranée...
























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