Bertrand Badie : "Le printemps arabe a révélé l'existence d'un islamisme hétérogène et composite"

Un an après la chute des premières dictatures arabes et son impact sur le système international, Bertrand Badie, professeur à Sciences Po, revient sur le printemps arabe.

Andrew : En quoi le système international a-t-il été modifié par le printemps arabe ?

Bertrand Badie : En fait, de manière assez substantielle. D'abord, le statut international du Moyen-Orient était probablement le dernier de ceux que nous héritions de la guerre froide et de la bipolarité. D'un point de vue international, la construction politique des régimes arabes n'était conçue que pour servir des fonctions internationales : assurer l'approvisionnement énergétique du monde, et singulièrement de l'Occident, participer à la sécurité en Méditerranée orientale, contenir les flux migratoires.

Le statut international de ces régimes était donc essentiellement tourné vers l'extérieur, conçu comme étant tout entier au service du jeu mondial. Il en était jadis de même de l'Amérique du Sud ou de l'Asie du Sud-Est qui, au fil des années 1990, se sont largement émancipées des missions qu'elles avaient reçues du jeu bipolaire. Le monde arabe, lui, y restait ancré, avec des régimes directement hérités soit de l'alignement sur l'Est, soit de l'alignement sur l'Ouest. Le "printemps arabe" a mis fin à cet état d'exception. On trouvera aisément d'autres transformations. Le jeu régional était ainsi principalement construit autour d'une politique du statu quo que la puissance israélienne, appuyée par les Etats-Unis, a réussi à imposer au fil des décennies depuis 1967.

Le "gel" du conflit palestinien était devenu ainsi comme une marque routinière du système international. Cette politique du statu quo n'était possible que par des coopérations interétatiques liant notamment la Jordanie, et surtout l'Egypte, à l'Etat hébreu. Il est très peu probable que cette équation puisse à terme se reconstituer.

Enfin, le monde arabe s'insérait dans le jeu international à partir de l'action diplomatique déployée essentiellement par trois capitales : Le Caire, Damas et Bagdad, correspondant d'ailleurs aux trois califats qui firent l'histoire des empires arabes. La chute successive du régime de Bagdad, puis de celui du Caire, et de fait, aujourd'hui, de celui de Damas, laisse le champ libre à un quatrième partenaire, l'Arabie saoudite, qui tente de construire une nouvelle hégémonie régionale. Il n'est pas sûr que Riyad ait beaucoup d'atouts dans son jeu. Et dès lors, l'avenir de la région semble hypothéqué par le jeu de deux puissances voisines, la Turquie et l'Iran, la première cherchant à construire son hégémonie régionale, la seconde à fédérer et gérer les mouvements contestataires.
Cette étrange dialectique de "Vishnou" et "Shiva" marque un tournant non seulement dans l'histoire régionale, mais dans les modes d'articulation du monde arabe à l'ensemble du système international. D'autant qu'aucune de ces deux puissances n'appartient à la culture arabe. De toute manière, ce sont les grandes puissances mondiales qui se trouvent, de ce fait même, fragilisées, perdant leurs relais régionaux, contrées par l'Iran et la Turquie, incapables sinon difficilement d'entrer en dialogue avec les sociétés, et notamment les mouvements sociaux qui ont fondé cette révolution. Cette fragilité renouvelée des grandes puissances mondiales est indiscutablement l'une des conséquences majeures de tous ces événements : les espoirs sûrement naïfs mis dans une capacité de l'hegemon de gérer les conflits locaux s'envolent plus que jamais.

Pedro : Sommes-nous passés du printemps arabe à l'hiver islamiste ?

Mounir : Après un an, quel bilan dressez du "printemps arabe" ?

Asylum : Est-ce que le printemps arabe n'équivaut pas à la version soft du Grand Moyen-Orient de Bush ?

B. B. : Que nous entrions dans l'hiver, l'affirmation est vraie, et pas seulement en termes de calendrier. La première phase de ces événements montrait l'exceptionnelle dynamique des mouvements sociaux qui se déployaient un peu partout au sein du monde arabe. La seconde phase atteignait la sphère du politique, bousculant des régimes établis, conduisant ici et là à des réformes, annonçant une réadaptation des vieilles "autocraties" plus ou moins modernisatrices.

Deux ruptures majeures sont alors intervenues dès la fin du mois de mars. D'une part, une internationalisation d'un mouvement qui restait les trois premiers mois solidement ancré dans le seul espace arabe ; d'autre part, une réactivation des capacités répressives qui se traduisait tragiquement par un bilan sans cesse plus élevé en termes de victimes. Cette internationalisation a eu des effets pour le moins mitigés et a, d'un certain point de vue, bloqué cet activisme des sociétés qui avait si vite conduit à tant de transformations.

Mais surtout, la réactivation des capacités répressives de plusieurs régimes, notamment la Syrie, mais aussi Bahreïn, montrait que la chute des autocraties n'avait rien de mécanique ni d'inévitable, et qu'une réponse répressive n'était pas nécessairement condamnée à l'échec à très court terme.

Le piège de l'internationalisation a peu à peu reconduit les acteurs internationaux hors de l'espace de ces révolutions, ce qui, d'un certain point de vue, confirme bien des blocages et nous installe durablement dans l'hiver.

Parler maintenant d'"hiver islamiste" me paraît inexact et fait écho à une interprétation qui tour à tour fait la mode et entretient les peurs en Occident. D'abord, plus que jamais, l'islamisme s'est révélé à la faveur de ces événements comme un phénomène composite, hétérogène, incertain dans ses projets. Le succès remporté par les partis qui s'en réclamaient lors des élections qui ont pu se tenir, notamment au Maroc, mais surtout en Tunisie et en Egypte, est très difficile à interpréter à très court terme.

En fait, rien d'étonnant que dans des pays sortant de la dictature où n'existait aucun marché politique les seuls partis qui puissent tirer leur épingle du jeu soient ceux qui exerçaient dans la clandestinité ou la semi-clandestinité l'essentiel de l'opposition à l'autocrate au pouvoir. Le vote en leur faveur est davantage l'expression d'un défaut d'organisation de l'opposition que celle d'un choix programmatique des électeurs. On comprendra donc que ce qui fit au printemps la force des révolutions arabes peut, durant l'hiver, constituer leur faiblesse : ces "révolutions" ont été accomplies par le jeu de mouvements sociaux, privées de leader et de programme politique.

Lorsqu'il s'agit non plus de détruire mais de construire un nouvel ordre politique, ces mouvements ne peuvent parvenir à leurs fins qu'en passant du stade social au stade politique, qu'en se dotant d'un "transformateur" leur assurant une efficacité au sein du nouveau débat public. Ces "transformateurs" n'apparaissent pas spontanément. Dans le court terme, le travail est accompli par les forces déjà en place : mais rien ne permet de dire ce que ces forces qui se réclament de l'islam veulent chercher à faire. Nous entrons dans une phase de découverte qui, elle, promet d'être longue, et dont le succès dépendra aussi de la manière dont elle sera accueillie et gérée dans le monde.
Romain : Le Moyen-Orient est-il réellement moins stable après le printemps arabe ?

B. B. : On a beaucoup épilogué sur la stabilité, sinon du Moyen-Orient, du moins de certains régimes qui le dominaient et qui avaient pour principale qualité, disait-on, d'entretenir une stabilité régionale minimale.

On voit aujourd'hui ce qu'il en était. Non seulement ces régimes égyptien et tunisien, mais aussi syrien, tant vantés naguère, se sont pour les deux premiers effondrés en quelques jours tandis que le dernier ne parvient pas à se rétablir, mais en plus, la stabilité qu'ils étaient censés produire n'était au mieux qu'une sorte de statu quo aux vertus pour le moins incertaines.

Le principal effet des régimes antérieurs à 2011 était de reproduire un état du Moyen-Orient qui figeait les conflits, les pérennisait davantage qu'il ne permettait de les conduire vers de réelles solutions. Face à cette prétendue stabilité, à ce dérisoire statu quo et aux violences qui en dérivaient, sans cesse plus fortes et plus inquiétantes, les nouveaux équilibres qui pourraient naître du "printemps arabe" ne sauraient conduire à une situation de plus grande précarité. On peut faire le pari (et peut-être était-ce là un des éléments du jeu de Barack Obama) que les recompositions qui vont se faire nécessairement redistribueront les atouts, introduiront davantage de souplesse et de fluidité dans le jeu politico-diplomatique : en faisant bouger les lignes, elles peuvent définir le cadre de solutions nouvelles.
Ebene Mark : Le printemps arabe est-il vraiment une bonne chose ? La démocratie n'est-elle pas surévaluée ?

B. B. : Personne n'a à juger des mouvements sociaux qui se déploient chez les autres. Celui qui a pris corps au Moyen-Orient avait deux marques distinctives qui rendent sa critique politique pour le moins incertaine. D'une part, il provenait des profondeurs de la société, dessinant les contours d'une révolution dont on doit reconnaître qu'elle a été moins manipulée et téléguidée que toutes celles qui se sont déroulées dans les décennies précédentes. D'autre part, il s'est construit à partir d'une exceptionnelle revendication de dignité (karama) et de dépassement de l'humiliation dont les observateurs comme les acteurs ne peuvent que prendre acte, notamment pour définir l'ordre à construire dans le futur.

Michel Corlay : Je suis un soldat américain basé au Japon. Le printemps arabe ne va-t-il pas renforcer le rôle dans la région de pays comme le Qatar, qui ont largement contribué, semble-t-il, a soutenir les rébellions ?

B. B. : Vous avez raison de mettre en relief le rôle diplomatique, et plus encore, tenu par le Qatar durant les dernières phases de ce "printemps arabe". Quand je soulignais tout à l'heure les prétentions de l'Arabie saoudite, j'aurais dû associer l'Etat qatari qui, à son échelle, vise à accomplir des fonctions de même nature que son grand voisin wahhabite.

Le Qatar a été particulièrement actif aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne en Libye. Il joue un rôle non négligeable dans le soutien des partis de sensibilité islamiste, et plus particulièrement des Frères musulmans dans chacun des pays qui connaissent présentement des échéances électorales. Il est en pointe, comme d'autres, dans le processus de mobilisation qui connaît en Syrie un sort et une évolution particulièrement tragiques. On peut même hasarder qu'il y a une sorte de division du travail entre Riyad et Doha : la première, proche des salafistes, la seconde, proche des Frères musulmans traditionnels.

Mais la perspective est semblable d'un double point de vue : rebâtir un monde arabe à partir du bastion que constitue la péninsule Arabique, avec inévitablement un réinvestissement religieux, et même fondamentaliste, l'accomplir au moins dans un premier temps en bonne intelligence avec la diplomatie occidentale, et dans le but aussi de contenir ces deux puissances qui sont à l'affût, la Turquie et l'Iran.
De telles initiatives connaissent inévitablement un certain poids dans une conjoncture de grande fluidité. Je ne miserais pas sur leur capacité de se maintenir dans le long terme sans susciter des crispations et des hostilités fortes à l'intérieur du monde arabe, voire jusque dans certaines principautés du Golfe, et sans créer des brouilles futures avec les puissances mondiales, y compris les puissances occidentales.

War : Quels sont les risques régionaux en cas de dégradation irréversible en Syrie
B. B. : La Syrie a toujours été, depuis son indépendance, un Etat-pivot dans la région. Si ce pays a été considéré de manière exceptionnelle, c'est parce qu'il cristallise en un même lieu les intérêts de ses voisins rivaux (Irak d'abord, Jordanie à un moindre degré, mais aussi Turquie) comme de ses voisins plus éloignés mais directement intéressés par son devenir (Iran, Arabie saoudite, Egypte). L'ensemble de ces pays a toujours construit avec Damas, et quel que fût le régime en place, des liens d'une extrême complexité, tour à tour hyperconflictuels ou pragmatiquement amicaux, qui ont donné à Damas une capacité diplomatique hors pair.

Ajoutons à cela, bien évidemment, deux conflits très proches dont la Syrie a toujours supporté une part de la solution ou de la non-solution : le conflit libanais et le conflit israélo-palestinien. Sur cette histoire riche, la diplomatie syrienne a réussi à se doter d'une capacité hors du commun qui en a fait dès le début des années 1960 un relais fondamental pour Moscou dans la région : cette pratique a même réussi à surmonter la chute de l'Union soviétique pour se retrouver dans le jeu diplomatique de la Russie contemporaine.

Tout cela permet de comprendre que la question syrienne est plus que toute autre une question internationale et que le jeu complexe des minorités qui s'y cristallise (minorités chrétienne, kurde, alaouite…) constitue un atout supplémentaire pour tous ceux qui cherchent à internationaliser le moindre événement qui se produit en Syrie.

Imane : Quel avenir pour la Ligue arabe, cette association de "vétérans" qui ne trouve aucune légitimité auprès des peuples ?
B. B. : On aurait pu croire un moment que la Ligue arabe reprenait la main à la faveur de tous ces événements. Après tout, la cohésion dont elle a fait preuve, notamment au début de la révolution libyenne, était assez remarquable. Voilà une organisation qui se distinguait jusque-là par ses divisions ; avec l'insurrection libyenne, elle a su faire front de manière consensuelle pour contrer les velléités répressives et sanguinaires du régime de Mouammar Kadhafi ; elle a même pu être à l'origine de l'idée d'établir une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye ; elle a ainsi guidé et organisé, à travers la diplomatie libanaise, la réaction du Conseil de sécurité, grâce notamment à l'adoption de la résolution 1973.

Malheureusement pour elle, ce consensus n'a pas duré. Les excès de l'intervention occidentale, et notamment cette coupable tendance de la coalition franco-anglo-américaine à s'approprier l'action militaire ainsi entreprise, ont conduit la Ligue arabe d'abord à une attitude de retrait, puis d'indécision, et enfin de division.
Avec l'épisode syrien, le mal s'est en quelque sorte aggravé. D'abord, l'unanimité n'a pas pu se faire, et la dissidence irakienne, qui a refusé de condamner la Syrie, est de ce point de vue remarquable. Ensuite, ses valses-hésitations, ses tentatives désespérées de compromis, l'échec de la mission des observateurs péniblement mise sur pied, ont réinstallé la ligue dans le camp de l'impuissance et de la fragilité. Au-delà de tout cela se pose un problème de leadership, d'une part, lié au départ de son ancien secrétaire général Amr Moussa, et d'autre part, dérivé de la volonté saoudienne de contrôler le nouveau périmètre arabe défait de ses rivalités égyptienne et syrienne.

Guy-Philippe Goldstein : Pensez-vous que l'on assiste à un réalignement du Hamas sur un nouvel axe sunnite anti-iranien liant pays du Golfe-Egypte-Turquie ? Si oui, quel impact sur le processus de paix ?

B. B. : Je pense qu'il est dangereux, sur cette question précise comme sur bien d'autres, de ramener les alliances et les mobilisations à des formes simples de clivage préconstruit. L'histoire récente a montré que le sunnisme et le chiisme ne constituaient en rien la summa divisio permettant d'expliquer les alignements des uns et des autres.
Le Hamas, qui appartient à une mouvance islamiste chiite, a été longtemps proche du régime iranien, et rien n'indique que cette alliance appartienne au passé. De même, les liens qui l'unissaient à Damas montrent de façon très claire que les alignements sectaires ou religieux ne fonctionnaient pas. De la même manière, on a eu tendance à oublier que l'Arabie saoudite a été constamment proche des réseaux sunnites les plus radicalisés tout en entretenant des relations diplomatiques complexes mais fournies avec le monde occidental ou les régimes pro-occidentaux de la région. Pour comprendre le Moyen-Orient, il faut savoir renoncer aux explications monocausales et se garder de toute construction d'une arithmétique politique comparable à celle qui fonde notre jeu parlementaire occidental.

Nicolas : Le printemps arabe s'inscrit-il dans le mouvement de décolonisation, d'émergence sur la scène internationale ?

B. B. : Oui, d'un certain point de vue, et peut-être de manière assez paradoxale. Il ne faut pas oublier que le "printemps arabe" marque d'abord et avant tout l'entrée du monde arabe dans la mondialisation. Il a été rendu possible par l'usage des techniques modernes de communication, par la mobilisation de formes nouvelles de relations sociales directement liées au nouveau jeu mondial.

Il a marqué la fin de l'exceptionnalité arabe, le dépassement de ces régimes d'autocratie modernisatrice qu'on croyait faits sur mesure pour gérer de manière dérogatoire la vie politique dans cette partie du monde. Le paradoxe tient au fait que cette entrée dans la banalité de la mondialisation l'a fait en partie sortir de ce régime d'exceptionnalité qui le rendait si dépendant des autres. Produits de la bipolarité, prolongements de l'affrontement Est-Ouest, les régimes arabes ont longtemps été les pions d'un conflit mondial où s'affrontaient les grandes puissances par "petits" interposés. Tout cela est révolu : la quête de dignité était aussi celle d'une posture sur l'échiquier international qui n'est plus réglé par le jeu de dépendances, ni par les effets désastreux des alignements automatiques. Peut-être est-ce là le début d'une nouvelle histoire.

Source - LeMonde.fr
Dernier ouvrage paru : Nouveaux mondes, carnets d'après-guerre froide, CNRS Editions-Le Monde.fr, Paris, 2012.

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