Thierry Fabre, une idée de la Méditerranée

Le créateur des Rencontres d’Averroès, à Marseille, invite à l’échange et à la rencontre des cultures, notamment entre les deux rives de la mer Méditerranée
Ce samedi après-midi, Thierry Fabre s’assoira aux côtés de ses invités. Le ton grave, ce jeune quinquagénaire aux cheveux grisonnants mettra en perspective le sujet qui aura sans doute attiré plus d’un millier de personnes dans l’auditorium du parc Chanot, à Marseille.
Sous le titre général « L’Europe et l’islam : la liberté ou la peur ? », l’écrivain égyptien Alaa El Aswany, le psychanalyste Fethi Benslama et le géographe Michel Foucher, tenteront d’éclairer les temps d’inquiétude et d’espoir traversés cette année par les populations du pourtour méditerranéen.
Avec une question comme aiguillon : « Un rendez-vous des civilisations : utopie sans lendemain ou promesse d’avenir ? » Telle est la formule des Rencontres d’Averroès, qui réunissent depuis dix-huit ans, chaque mois de novembre, trois tables rondes sur une journée et demie : un sujet abordant sans détour les tensions de l’univers méditerranéen ; des intervenants confrontant leurs savoirs dans une parole érudite et libre ; un public heureux d’assister en prise directe à un débat faisant écho à des questionnements contenus…

« J’avais moi-même cette idée de Méditerranée depuis mes 15 ans »

C’est en 1994 que Thierry Fabre, alors directeur de la communication à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, avait lancé le concept. La guerre du Golfe avait pris fin trois ans auparavant. Palestiniens et Israéliens avaient signé les accords d’Oslo. L’Algérie vivait la tragédie de la guerre civile. Et les Européens, en train de s’unifier, s’interrogeaient sur cette mer commune baignant leur sud.
« J’avais moi-même cette idée de Méditerranée depuis mes 15 ans, raconte Thierry Fabre. Je voulais qu’elle prenne forme. C’était, pour moi, une question de civilisation ».
Né à Cannes, ce méditatif actif se souvient de promenades sur les îles de Lérins et de sa curiosité : qu’y avait-il de l’autre côté de la mer ? Étudiant à Sciences-Po Paris, il travaille sur l’Algérie et rencontre Jacques Berque, ancien professeur au Collège de France, passeur entre le Nord et le Sud, lancé dans un travail de traduction du Coran et qui venait de publier ses Mémoires des deux rives.
Après une année au Caire où il apprend l’arabe et dévore Camus, le jeune doctorant abandonne soudain la carrière universitaire pour rejoindre Edgard Pisani, nommé à la tête de l’Institut du monde arabe. Son chemin bifurque alors dans le monde de la culture.
Le jeune conseiller aux affaires internationales assiste à la remise sur pied d’une institution qui semblait mort-née. En deux ans, la coquille vide posée au bord de la Seine devient un lieu créateur de sens.
Une exposition consacrée à l’Égypte attire 450 000 visiteurs, l’appât des pharaons permettant de diffuser au fil des salles des connaissances sur l’art copte et islamique. « J’ai pris ces années-là des leçons de courage et d’élan, explique Thierry Fabre. On vous dit toujours que rien n’est possible jusqu’à ce que vous le fassiez. » Il crée la revue de l’IMA, Qantara.

En 1994, il lance le concept des rencontres d’Averroès
Ce sont des années fastes. Le jeune homme pourrait se croire arrivé. Il reçoit les cartons d’invitation aux avant-premières qui font courir le microcosme culturel. Il fait partie du club. Mais l’appel de la Méditerranée est pressant. Il en fait un choix de vie, une source d’imaginaire.
En novembre 1994, alors que le philosophe Alain de Libera vient d’exhumer la pensée et le passé d’Averroès, penseur musulman andalou du XIIe siècle, Thierry Fabre en fait un symbole et organise des rencontres d’Averroès à Marseille, avec l’appui de l’IMA et de France Culture.
Le thème : « L’héritage andalou. Penser la Méditerranée des deux rives ». Le lieu : le théâtre des Bernadines, une ancienne chapelle qui s’avérera trop petite pour accueillir la foule qui se presse. Le succès est retentissant. L’année suivante, les rencontres se déroulent au théâtre de la Criée, plein à craquer.
Fin 1995, Thierry Fabre saute le pas : il démissionne de l’IMA et vient s’installer à Marseille. Un financement de l’Union européenne en poche, il ambitionne de créer un grand festival de la création en Méditerranée, qui panacherait musique, design, littérature, débats… Le projet ne verra jamais le jour. Les collectivités locales n’en veulent pas. Il faudra rendre l’argent à la Commission européenne. Un atterrissage difficile.
Mais le rêve méditerranéen ne cède pas. Un travail de conseiller pour un documentaire d’Arte emmène successivement le curieux voyageur à Tanger, Tunis, Barcelone, Palerme, Athènes, Alexandrie, Beyrouth, Istanbul. La mosaïque prend forme sous ses yeux. Il en naîtra un bel essai, Traversées (1).

Il lance la revue La pensée de Midi
À la maison méditerranéenne des sciences de l’homme d’Aix-en-Provence, il coordonne les travaux de dix chercheurs et dix écrivains de dix pays – des Allemands, des Espagnols, des Grecs, des Turcs, des Marocains, des Algériens… – sur les représentations de la Méditerranée.
Avec l’éditeur Actes Sud, il lance une revue, La pensée de Midi, se plaçant sous le patronage spirituel de Camus. C’est l’époque où le Front national s’installe à Marignane, Orange, Toulon, Vitrolles.
À un provençalisme identitaire, la revue oppose un ancrage s’ouvrant sur les littératures, poésies, questionnements de tout le bassin méditerranéen. Trois fois par an pendant dix ans, les numéros s’intéresseront aux enjeux de mémoire, de la différence, des mythologies, du désir, du mépris.
Thierry Fabre animera aussi un réseau d’excellence associant 33 instituts de recherche européens. Tout en maintenant le rendez-vous des rencontres d’Averroès, avec l’appui d’EspaceCulture, une association liée à la ville de Marseille.
Les rencontres sont aujourd’hui le point d’ancrage d’une saison culturelle qui, pendant un mois et demi, propose rencontres, spectacles, projections de films dans une douzaine de villes de Provence.

Une « pensée ouverte et critique sur la Méditerranée du XXIe siècle »
Des programmes Averroès Junior sont organisés en destination des plus jeunes. D’ores et déjà, les organisateurs réfléchissent non seulement à la programmation de l’an prochain, mais aussi, à l’occasion des 20e rencontres, celles de 2013.
Une date particulièrement mobilisatrice pour Marseille puisque la ville a été retenue pour être, cette année-là, capitale européenne de la culture, et que s’ouvrira un Musée des civilisations Europe-Méditerranée (Mucem), où Thierry Fabre occupe les fonctions de directeur de la programmation et des relations internationales.
Il sera également commissaire principal de l’une des deux premières expositions temporaires, « le noir et le bleu, un rêve méditerranéen ». Le noir du tragique, le bleu du soleil de midi.
En vingt ans de rencontres, d’articles sollicités, de complicités soudées autour d’une bonne table, son carnet d’adresses s’est considérablement étoffé. Et le plaisir demeure de l’échange, au nom d’une « pensée ouverte et critique sur la Méditerranée du XXI e siècle ». « J’aime que les idées s’incarnent, explique-t-il. Une de mes joies est d’imaginer un thème, puis de voir comment l’idée prend forme, dans une revue, devant un public. Au départ, on donne une pichenette, puis cela devient plus grand que soi. »

« Il n’y a pas d’entité ni d’identité méditerranéennes. La Méditerranée est un récit »
Au fil des soleils noirs et des lumières bleues de l’actualité, l’enfant de Cannes a cheminé sur les sentiers escarpés de l’utopie, toujours interloqué par la violence, les fractures, malgré les patrimoines communs. Il se refuse à tout essentialisme. « Il n’y a pas d’entité ni d’identité méditerranéennes. La Méditerranée est un récit », plaide-t-il, en référence à « l’identité de narration » décrite par Paul Ricœur.
Une histoire qui s’incarne dans des visages, parfois tragiques, comme celui de Julio Mer-Khamis, acteur, réalisateur, directeur de théâtre, fils d’Arna, militante juive israélienne pour les droits des Palestiniens, et de Saliba, chrétien communiste Arabe israélien.
Julio Mer-Khamas avait tourné un film, Les enfants d’Arna, montrant sa mère animant des ateliers de théâtre pour les enfants de Jénine, au nord de la Cisjordanie. Des mômes qui rient, qui jouent, mais dont seulement deux seront encore vivants lorsque la caméra reviendra, quelques années plus tard.
Certains sont morts sous les balles ou sous les obus israéliens. D’autres en portant la mort sur le sol israélien. Quant à Julio Mer-Khamis, il a été assassiné cette année sur le seuil de son théâtre de Jénine, sous les yeux de sa fille, sans doute par des islamistes extrémistes.

« Penser le côte à côte et les interactions entre les cultures »

Thierry Fabre a inscrit Les enfants d’Arna au programme de la saison Averroès. Le film a été diffusé deux fois, à Martigues et à La Ciotat. « Cette histoire me bouleverse aux larmes et me donne de la force, témoigne-t-il. Dans la nuit, il y a toujours des porteurs de rêve et de lumière. »
Au programme de la saison qui s’achève figurait aussi une lecture par l’acteur Michael Lonsdale de textes de l’orientaliste Louis Massignon, chrétien chercheur de passerelles avec la foi musulmane, durant la première moitié du XXe siècle.
La Méditerranée se devine alors comme un synonyme du principe d’espérance, un chemin qui se trace en marchant, une utopie concrète, un art de vivre, un « être ensemble » à construire.
Contre l’obscurantisme, la violence, les dérèglements du capitalisme, les changements climatiques. « On est responsable de son époque, insiste Thierry Fabre. On est responsable du monde où l’on vit. » « Par-delà la violence, la haine, le face-à-face », il propose de « penser le côte à côte et les interactions entre les cultures ».
Il espère voir un jour se constituer un « Bauhaus méditerranéen », sur les traces de cet institut des arts et métiers fondé en 1919 à Weimar (Allemagne) et qui essaima dans l’architecture, le design, la photographie ou la danse. Un lieu associant création, formation, transmission, où viendrait, notamment, puiser l’Europe.
(1) Actes Sud, mars 2011, 260 p., 22 €
Par Jean-Christophe PLOQUIN - LaCroix.com
Source-

Aucun commentaire: