Méditerranée - La Tunisie a-t-elle choisi un mode de développement efficient ?

La Tunisie semble vouloir s'inspirer des modèles de développement qui ont fait le succès de la Chine et de l'Inde. Une stratégie qui n'a pas donné de résultats suffisants sur le plan social, du fait des opportunités inexploitées vis à vis d'autres destinations des échanges, ou de la situation économique de l'Europe.
La Tunisie semble vouloir s'inspirer des modèles de développement qui ont fait le succès de la Chine et de l'Inde, sachant que les petits pays ont généralement plus intérêt à l'insertion dans le commerce mondial du fait de la taille réduite de leur marché intérieur. Toutefois cette stratégie soulève des interrogations du fait qu'elle n'a pas donné de résultats suffisants sur le plan social, en particulier vis à vis de l'emploi des diplômés, du fait des opportunités inexploitées vis à vis d'autres destinations des échanges, de la situation économique de l'Europe etc. Cet article ne dresse pas un tableau complet de la situation, mais contribue à un débat à un moment critique de l'Histoire tunisienne.

Formation et marché du travail en Tunisie
"En Tunisie, le nombre d'étudiants est passé de 28 618 en1978-79, 137 024 en 1997-1998 à 350 828 étudiants en 2007-2008 et celui des diplômés de 4162 à 15 600 puis 60 841 respectivement. Le taux de chômage des diplômés de l’enseignement supérieur n’a pas cessé d’augmenter, passant de 3,8 % en 1994 à 17,5 % en 2006"[1].
"Le nombre de diplômés de l’enseignement supérieur est de 65 630 par an dont 4 109 ingénieurs. Aux 357 472 étudiants en formation dans les universités tunisiennes s’ajoutent près de 13 000 étudiants actuellement dans les grandes écoles et universités à l’étranger, notamment aux États-Unis, au Canada, en France et en Allemagne. L’enseignement supérieur est de plus en plus orienté vers les technologies de l’information. 15,5 % du total de la population estudiantine ont suivi un enseignement supérieur et technique dans les filières des TIC au cours de l'année universitaire 2009/2010" - soit plus de 55 000. [2]
"Le pays compte plus de 20 000 ingénieurs et scientifiques, dont plus de 9 500 diplômés dans le secteur de l'IT pour une population de 10 millions d'habitants. Avec une part estudiantine de sa population de 4 %, la Tunisie se trouve dans la moyenne de l'OCDE" [3].











Le tableau joint extrait du rapport sur la compétitivité globale 2010-2011 du Forum économique mondial (Davos) reflète un paradoxe saisissant. La Tunisie se place au 7ème rang mondial pour l'indice de disponibilité sur le marché du travail des scientifiques et des ingénieurs (5,6 sur une échelle de 1 à 7). Dès lors, à quoi sert de former autant de personnels qui ne peuvent trouver d'occupation ? Pourtant, un ministre tunisien déclarait encore dans "L'Express" du 11.05.11 que le gouvernement allait lancer un programme-pilote pour les jeunes diplômés afin de les former aux TIC.
Est-il de surcroît bien raisonnable d'orienter sa stratégie d'exportation (offshoring) vers la France dès lors que ce pays a aussi un indice des plus élevés (5,3) au 12ème rang mondial, ce qui confirme au passage un classement tout aussi déplorable en matière de chômage des diplômés de niveau bac+3 (de 25-64 ANS) dans l'OCDE ?

Exemple de coût du travail dans les NTI
Salaire annuel chargé d'un ingénieur informatique débutant: Tunisie: 8000 €, France: 34 000 € [4].

Emigration de travailleurs et étudiants qualifiés de Tunisie
"L’Europe, qui est la destination principale de la majorité des migrants qualifiés originaires du monde arabe, du Maghreb en général et de la Tunisie dans ce cas, a enregistré un doublement des migrants qualifiés qui lui sont destinés. Leur nombre est ainsi passé de 2,5 millions à 4,9 millions durant les années 90. Dans les pays membres de l’OCDE (ou OCED : Organisation de la Coopération et du Développement Economique), un million de diplômés arabes des universités ont été dénombrés, sans compter les qualifiés issus des migrations des pays arabes dans les pays de l’OCDE (ou appartenant aux nouvelles générations)...
On peut considérer l’émigration des étudiants comme, au moins en partie, la pépinière de l’émigration des qualifiés dans la mesure où une bonne part des ces étudiants formés à l’étranger ne retournent pas dans leur pays une fois leurs diplômes obtenus. 135 000 étudiants arabes étaient recensés dans les pays de l’OCDE, ce qui représente 7 % des étudiants étrangers en cours de formation dans ces pays développés. Le poids du Maroc est prépondérant : 40 % des étudiants arabes formés dans les pays de l’OCDE.
Le poids de la France est aussi prépondérant : 50 % des étudiants arabes inscrits dans les pays de l’OCDE. La prépondérance française est liée à la prépondérance des étudiants ressortissants des pays francophones du Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie), dont les personnels qualifiés représentent la moitié des qualifiés arabes immigrés dans l’OCDE." [5].

Stratégie d'exportation de services délocalisés de la Tunisie et modèle de développement
"...Le gouvernement tunisien doit "parler" avec son "homologue" français pour aider les SSII dans l'adoption d'une alternative équitable au "dépouillement organisé des talents" : co-investir dans une logique de Global Delivery et de centres de compétences à distance...le gouvernement tunisien pourrait mettre en place des dispositifs spécifiques, en recrutant des "maîtrisards" débutants à la sortie de l'université, avec un plan de carrière clair aboutissant, rapidement, au retour en Tunisie après une première expérience, ce qui alimenterait le stock stratégique de ressources expérimentées." [6].
Autrement dit, faire former en France les chefs de projets qui géreront ensuite les prestations offshore. La stratégie est d'ailleurs clairement énoncée de devenir le "back office" de la France.
Cette tribune dans "01 net" est maligne. Oui mais voilà, dans les pays européens et anglo-saxons, le taux de diplômés est élevé par rapport à la population – la France se distinguant d'ailleurs par le taux élevé de ceux qui sont au chômage – car ont été créés des marchés intérieurs importants pour les occuper. On peut reprendre le vieux raisonnement de Ford ayant consisté à augmenter les salaires de ses ouvriers pour qu'ils achètent ses voitures.
Le marché (au sens de contrat) ainsi proposé par les Tunisiens [7] est un marché de dupes, qui consiste à accaparer une partie de la valeur ajoutée et des emplois issus du développement de ces marchés intérieurs. S'ils considèrent que les entreprises européennes sont aussi prédatrices vis à vis de l'économie tunisienne – ce qui est toutefois faux pour les emplois, les bénéfices réinvestis et les activités induites – la Tunisie peut très bien les nationaliser [8].
Qui plus est, la "révolution" tunisienne a montré que la stratégie de développement essentiellement fondé sur les exportations (délocalisation de services, fabrication textile et d'électronique...) était un échec puisqu'elle a conduit à une situation sociale qui a fini par exploser, conséquence possible de la mondialisation puisqu'elle accroît les inégalités et fragmente les sociétés dans de nombreux pays [9]. De telles stratégies du "tout à l'export" marchent justement en Chine et en Inde en raison des régimes politiques en place ou du comportement des populations. En Chine, le contrôle politique a permis de contenir les frustrations, sans toutefois empêcher quelques "jacqueries", grèves... et le recentrage a déjà été engagé.
En Inde, la pauvreté des masses est une fatalité, aussi perçue comme telle par les pauvres, bien que de nouvelles demandes apparaissent. Comme l'écrivait le sociologue Louis Dumont dans "Homo hierarchicus" à propos du système "jajmänï" indien, "L'idée essentielle, du présent point de vue, est l'orientation à l'ensemble qui, même si elle n'est pas consciente, détermine les attitudes les plus menues parce qu'elle préside à la spécialisation et à l'interdépendance. Cette orientation, qui légitime aux yeux des participants leur position respective, apparaît comme le contraire d'un phénomène économique stricto sensu."
La Tunisie, qui veut ainsi donner des leçons à travers l'article précité, se trompe donc de modèle en refusant de réfléchir à un développement centré sur ses propres besoins, ceux de ses voisins immédiats (Maghreb...), de l'environnement plus large des pays arabes et ceux plus au Sud, où elle pourrait conquérir des positions avantageuses malgré la concurrence avec la Chine et bientôt l'Inde. Où sont les "usines du désert" aux coûts d'énergie solaire dérisoires, produisant du verre filtrant à partir d'une matière première infinie (le sable) pour rénover entièrement l'habitat local ? Où sont les plans de développement de l'agriculture dans le désert sur le mode israélien [10] ? Un des principaux moteurs du développement européen fut en effet le désir de changement. Ni l'Europe, ni le Maghreb ne sortiront de leurs difficultés respectives s'ils cherchent à se disputer les restes du gâteau européen.

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[1] source: "Migration pour le travail décent, la croissance économique et le développement: le cas de la Tunisie", Bureau International du Travail, 2010,
http://www.ilo.org/public/english/protection/migrant/download/imp/imp102f.pdf
[2] source: "Agence de promotion de l'investissement extérieur – FIPA Tunisie",



, 9.05.11
[4] http://www.investintunisia.tn/site/fr/article.php?id_article=179
[5] "Migration pour le travail décent, la croissance économique et le développement: le cas de la Tunisie", Bureau International du Travail, 2010,
http://www.ilo.org/public/english/protection/migrant/download/imp/imp102f.pdf
[6] http://pro.01net.com/editorial/532469/les-ssii-francaises-puisent-dans-les-ressources-strategiques-de-la-tunisie/, 9.05.11
[7] Le néologisme anglo-saxon n'y change rien. Il y a longtemps que nous sommes habitués à la réalité que cherche à masquer un tel procédé. "Global delivery", "Rightshoring", "Nearshoring"...c'est tout bêtement de l'offshoring. La France est aussi le pays de Molière et du "bourgeois gentilhomme" :).
[8] Ce que la Tunisie a toujours très bien su faire, le Secrétaire d'Etat rappelant d'ailleurs dans l'article de "CBP" que l'Etat tunisien détient 51 % d'Orange Tunisie (qui en l'occurrence porte bien son nom) :

http://channelbp.com/content/la-tunisie-favorise-l%E2%80%99implantation-d%E2%80%99investisseurs-dans-it-notamment
[9] Il y a toutefois évidemment bien d'autres facteurs, notamment d'ordres politique et démographique, qui ont été abondamment commentés, et même la relation entre développement et revendications politiques. Mais le bouleversement politique en Tunisie n'aurait pas pris cette forme sans la désespérance sociale de la jeunesse.
[10] ((http://www.courrierinternational.com/article/2007/01/25/des-oasis-a-poissons-en-terre-promise
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Par Colombo1 - LeCercle.LesEchos.fr
Source - http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/international/221135159/tunisie-a-t-elle-choisi-mode-developpement-efficient

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