Méditerranée - "Il n'y a pas eu de révolution Facebook"

Pour Evgeny Morozov, pourfendeur de la cyberutopie, Internet ne constitue pas en soi un outil émancipateur et peut même devenir un instrument de contrôle aux mains des régimes dictatoriaux.

A propos des soulèvements en Tunisie et en Egypte, les médias ont insisté sur le rôle des réseaux sociaux, parlant même de révolutions Twitter ou Facebook. Evgeny Morozov, spécialiste reconnu des nouvelles technologies de l'information, explique en quoi c'est inexact. Il montre aussi que ces technologies risquent de plus en plus d'être au service des ennemis de la liberté.

Les révolutions arabes auraient été organisées grâce aux réseaux sociaux. On avait déjà parlé de révolutions Twitter ou Facebook à propos de l'Iran, de la Moldavie ou de la Biélorussie. Avec le recul du temps, que faut-il en penser ?

La première fois où l'on a associé les nouvelles technologies et des mobilisations populaires, ce fut aux Philippines, en 2001, quand d'immenses manifestations provoquèrent la chute du président Joseph Estrada, accusé de corruption massive. On avait parlé du triomphe de la révolution du téléphone portable. Plus tard, la "révolution orange" de 2004, en Ukraine, fut également facilitée par le portable, et déjà par les blogs. Ensuite, Facebook et Twitter ont fourni de nouveaux instruments pour organiser des mobilisations, notamment en 2009, en Moldavie ou en Iran, lors de la "révolution verte" avortée.

Mais toutes ces "révolutions" sont différentes. Elles apparaissent dans des contextes particuliers. Ce serait une erreur de les réduire à quelque chose qui aurait été provoqué ou même lancé par les nouvelles technologies. Parfois, comme en Ukraine, en 2004, je crois qu'elles n'ont joué aucun rôle. En Moldavie, les protestataires se sont servis de tous les moyens de communication dont ils pouvaient disposer, mais je ne pense pas que les outils technologiques aient servi significativement à la mobilisation. Ils ont surtout été utiles pour faire connaître les événements à l'étranger. Ils ont beaucoup intéressé aux Etats-Unis, où la Moldavie est devenue, pendant ces manifestations, l'un des thèmes les plus recherchés sur Twitter.


Est-ce qu'en Occident on n'a pas tendance à prendre l'écho médiatique donné par les nouvelles technologies pour un indice de leur rôle dans les mobilisations ?

En effet, et cette confusion est d'autant plus facile dans le cas de pays comme la Moldavie ou l'Iran : il existe de grandes diasporas à l'étranger, très actives sur Internet. On a compris, après coup, que beaucoup des messages, certes écrits en farsi pour l'Iran et en roumain pour la Moldavie, provenaient en réalité de l'extérieur de ces pays. En Iran, à la veille de l'élection présidentielle de 2009, on avait comptabilisé moins de 20 000 comptes Twitter (0,027 % de la population), et un responsable d'Al-Jazira a déclaré qu'on n'avait répertorié que 6 comptes Twitter actifs pendant les manifestations. En revanche, plus de 3 millions d'Iraniens vivent en exil. Il y a eu de grandes foules dans les rues, mais Internet n'y était pas pour grand-chose. Et s'il n'y a plus de manifestations aujourd'hui, les technologies de l'information ne sont pas suffisantes pour les relancer.

Il est pour le moins inexact d'affirmer, comme l'ont fait un grand magazine américain et beaucoup de commentateurs, que désormais "la révolution sera twittée". La prétendue Twitter revolution iranienne a surtout révélé, chez certains Occidentaux, le rêve d'un monde où les technologies de l'information seraient un instrument de libération, où la technologie servirait à répandre la démocratie autour du globe. Mais ce n'était qu'un rêve, les tweets n'ont pas renversé Mahmoud Ahmadinejad, et Al-Qaida sait parfaitement utiliser Internet comme un bon outil de propagande.


Et pour la Tunisie et l'Egypte ?

Certes, en Egypte, de nombreux jeunes ont été révoltés par le meurtre de Khaled Said, en 2010, et l'ont fait savoir via Internet, nourrissant les futurs mouvements de protestation contre les brutalités de la police. Cela a contribué à constituer une espèce de sphère publique on line qui a influencé l'opinion. Mais, là aussi, il est fort possible que beaucoup de ceux qui s'exprimaient à ce sujet sur Facebook aient vécu hors d'Egypte.

C'est seulement après les événements de Tunisie, et quand les conditions sociales et politiques devinrent favorables, que Facebook, au moins auprès d'une partie de la jeunesse, a contribué à donner de l'écho aux manifestations. Mais, après que les foules se sont mobilisées, ces outils sont devenus moins importants. En Tunisie, les jeunes activistes étaient très performants du fait de la censure qu'il leur avait fallu contourner dans les années précédentes. Sans le vouloir, Ben Ali a formé une génération d'utilisateurs d'Internet.


N'était-ce pas plutôt une révolution Al-Jazira ?

Bien sûr, l'influence des nouveaux médias ne peut pas être séparée de leur interaction avec les médias traditionnels, en particulier la télévision, qui joue le rôle d'amplificateur. Surtout dans un pays comme l'Egypte, où une grande majorité de la population n'a pas accès à Internet.


WikiLeaks a-t-il contribué aux révolutions arabes en révélant les critiques que les diplomates américains formulaient contre les régimes ?

Croyez-vous que les Tunisiens, du moins ceux qui ont eu accès aux documents publiés par WikiLeaks, y aient appris quelque chose qu'ils ignoraient ? Je suis persuadé que ce qui s'est passé aurait eu lieu tout aussi bien sans cela. L'effet de telles "révélations" dépend encore une fois de la situation sociale et politique locale. Dans ces télégrammes diplomatiques, des critiques étaient formulées contre d'autres régimes, sans que cela ait rien changé. Au contraire, parfois. Comme au Zimbabwe, où ces révélations ont surtout affaibli l'opposition, puisqu'il apparaissait qu'elle était aidée financièrement par le gouvernement américain.

On ne sait pas trop ce que veut WikiLeaks. Ils ont changé plusieurs fois d'objectifs et de méthodes. Au départ, ils avaient une position très utopique : on met en ligne tous les documents confidentiels qu'on nous fournit, et les internautes feront le tri librement et collaboreront à l'édition de ces éléments, un peu comme sur Wikipédia. Cela ne s'est évidemment pas produit. C'est pourquoi ils se sont retournés vers les médias traditionnels pour exploiter ces données. La technologie dont ils se servent pour garantir l'anonymat est très simple, et d'ailleurs elle est en train d'être utilisée par certains médias traditionnels. Que va donc devenir WikiLeaks ? Pour être crédibles, ils auraient besoin d'une équipe assez importante de gens compétents qui pourraient vérifier la qualité de leurs informations. Cela ne leur serait possible qu'en devenant une ONG, pour trouver des financements, mais les fondateurs le refusent, ils veulent préserver leur culture de hackers, leur côté marginal et clandestin.

Cela dit, au-delà de l'organisation WikiLeaks, je crois en effet que ce genre de technologie protégeant la confidentialité des informateurs va se développer.


Dans votre livre, vous parlez des utopistes de la technologie. Peut-on dire que ces utopistes croient possible de transformer les sociétés et les hommes seulement grâce aux progrès de la technologie, et sans la politique ?

Je parlerais plutôt de cyberutopistes qui ne voient pas la face sombre du cybermonde et qui veulent ignorer que ces technologies peuvent être très efficacement utilisées par des régimes dictatoriaux, ou simplement par des ennemis de la liberté. Ils ne veulent voir Internet que comme le terrain d'initiatives des dissidents et des forces démocratiques. En réalité, les ennemis de la liberté risquent d'utiliser ces nouveaux moyens beaucoup plus efficacement qu'eux. On le voit déjà en Chine ou au Soudan. Là, le gouvernement a créé des comptes blogs prétendument dissidents pour repérer les opposants et ensuite les arrêter. Les cyberattaques pour paralyser des sites d'opposition, le raffinement de la censure, l'extension d'une propagande insidieuse, etc., montrent que la technologie n'est pas nécessairement au service de la liberté. Les dictateurs savent très bien s'en servir.

Le département d'Etat américain se fait des illusions quand il rêve d'encourager le militantisme "en ligne". Les liens qui s'établissent sur Facebook sont très différents de ceux qui se tissent lorsque vous vous réunissez physiquement avec d'autres personnes pour aller manifester. Ce n'est pas le même type d'engagement. Le militantisme sur Facebook exige peu d'implication personnelle. On peut signer une pétition contre le réchauffement climatique, ce qui donne bonne conscience et permet de se faire valoir auprès de ses amis à peu de frais. C'est plus facile que de participer à des actions réelles, que de porter des pancartes ou de donner de l'argent. Il est facile d'être un héros en ligne ! Bien sûr, il ne faut pas trop opposer les attitudes : on peut participer à un mouvement social et avoir en même temps un compte sur Facebook, ce qui est de plus en plus le cas.

Mais la diplomatie américaine nourrit à tort l'illusion qu'Internet serait un outil privilégié pour promouvoir la démocratie dans le monde. Je dirai que le lobby technologique a trop d'influence sur la politique étrangère américaine. Ce n'est pas aux "génies" de l'informatique de définir cette politique. Ce n'est pas à ces gens - qui connaissent tout sur Internet et rien sur la réalité des pays - de démocratiser, cela devrait d'abord être la responsabilité des vrais spécialistes, de ceux qui connaissent les pays, leur langue, leur histoire, leur mentalité.


Et vous, que proposeriez-vous par exemple pour démocratiser votre pays, la Biélorussie ?

Encore une fois, il ne faut pas croire que cela résultera du développement de nouveaux moyens technologiques. Il est plus important de faire évoluer les mentalités des habitants de mon pays, ce qui ne se fera pas avec Twitter ou Facebook. Plutôt que de chercher à multiplier les blogs, il serait plus utile de faciliter l'obtention de visas pour l'Europe et l'Amérique. Pour que les Biélorusses se rendent compte de ce qui se passe ailleurs. Pour qu'ils voient autre chose. Par ailleurs, les Européens devraient être plus exigeants à l'égard de la Russie de Poutine, car, en définitive, l'avenir de mon pays est largement conditionné par son attitude.

Propos recueillis par Bernard Poulet - Lespansion.lexpress.fr


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