Diplomatie: "La France ne connaît plus le Maghreb"

Guère étonnant que les révolutions arabes aient tant surpris ambassadeurs et politiques. Mal financée, peu écoutée, la recherche dans le domaine des relations internationales fait, en France, figure de parent pauvre.












Pourquoi la France n'a-t-elle pas vu venir le "printemps arabe"? Le conservatisme inhérent à la diplomatie a sans doute pesé: "Les diplomates, reconnaît l'un d'eux, se méfient naturellement du mouvement." Mais ce n'est pas tout. A Paris, les politiques peinent à prendre en compte des analyses ou des points de vue qui ne "cadrent" pas avec leurs choix et leurs certitudes (voir l'interview d'Olivier Roy en encadré).

"Sans doute avons-nous sous-estimé le degré d'exaspération de l'opinion publique face à un régime policier et dictatorial", reconnaissait il y a quelques semaines Alain Juppé, à propos de la Tunisie. Un troisième facteur touche autant les diplomates que les politiques: leur désintérêt pour le travail de terrain des chercheurs.

Khadija Mohsen-Finan et Pierre Vermeren, deux enseignants chercheurs, spécialistes du Maghreb, dressaient au début de l'année un constat sévère dans une lettre ouverte publiée sur le site Web de L'Express: "La France ne connaît plus le Maghreb ni ne se donne les moyens de le connaître", déploraient-ils. Avant de dénoncer une inertie et un conformisme qui rendent "inaudible" par les plus hautes autorités de l'Etat toute "voix hétérodoxe".

Fondateur et patron de l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Pascal Boniface partage ce point de vue: "Il y a une méfiance traditionnelle des responsables gouvernementaux et des structures ministérielles à l'égard des think tanks. Tout ce qui n'est pas strictement gouvernemental est considéré le plus souvent comme une source de perturbation."

1000 chercheurs allemands en relations internationales, contre 200 en France...


Le peu d'impact de la recherche, en France, s'explique aussi par la faiblesse de ses moyens et par ses modes de financement parfois discutables. D'une importance pourtant vitale dans un pays qui prétend mener une politique étrangère digne de ce nom, le secteur fait figure de parent pauvre. Selon une étude publiée en 2007 par Notre Europe, un laboratoire d'idées créé par Jacques Delors, le budget d'un centre de recherche allemand serait en moyenne 4 fois supérieur à celui d'un centre français (8,9 millions d'euros, pour 2,3 millions en France).

Il y aurait outre-Rhin plus de 1 000 chercheurs en relations internationales, alors qu'ils sont moins de 200 en France. Aux Etats-Unis, la seule Brookings Institution dispose d'un budget annuel de 60 millions d'euros, soit 10 fois plus que l'Institut français des relations internationales (Ifri), le premier des think tanks français !

Quatre unités s'intéressent en France à la planète et aux équilibres géostratégiques: le Centre d'études et de recherches internationales (Ceri), issu de la Fondation nationale des sciences politiques ; la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), créée à l'initiative du ministère de la Défense ; enfin, déjà cités, l'Ifri et l'Iris, des think tanks indépendants. S'y ajoutent quelques laboratoires universitaires plus spécialisés et, à l'étranger, des centres de recherche dépendant du ministère des Affaires étrangères.

La voie royale: intégrer le CNRS
Des quatre "grands", seul le Ceri relève de la recherche universitaire stricto sensu. Il est placé sous la double tutelle du CNRS et de Sciences po, qui prennent en charge chacun la moitié de son budget de fonctionnement. Une partie de ses chercheurs (40 %) sont issus du CNRS et bénéficient à ce titre d'un statut de fonctionnaire ; les autres sont recrutés directement par Sciences po.

Réussir le concours d'entrée au CNRS puis intégrer le Ceri représente, pour un chercheur, la voie royale. C'est l'assurance de pouvoir mener des enquêtes de terrain en prenant le temps nécessaire, y compris sur des sujets qui ne sont pas sous les feux de l'actualité, en bénéficiant des moyens d'un laboratoire prestigieux qui entretient des relations étroites avec le monde de l'édition. Mais il y a peu d'élus.

"Les chercheurs de ma génération trouvaient du travail sans trop de problème, dit Olivier Roy, né en 1949, l'un des meilleurs spécialistes de l'Asie musulmane. Aujourd'hui, c'est devenu très difficile. En sciences politiques, le CNRS ne recrute, par concours, que 1 doctorant sur 10. Sur le monde musulman, il n'offre qu'un seul poste tous les deux ans.

Résultat: des dizaines de chercheurs vivent toujours, à 35 ou 40 ans, dans la précarité. Il leur reste les bourses réservées aux postdoctorants, qui permettent de continuer leurs recherches et de se faire connaître, mais elles sont peu rémunérées. Les instituts français à l'étranger, eux, sont malheureusement voués à disparaître, car le gouvernement trouve qu'ils coûtent trop cher. Restent les think tanks, avec le risque d'avoir un fil à la patte."

Dans ces derniers, en effet, les chercheurs travaillent "à la commande" sur des sujets définis par des "clients" extérieurs. Il peut s'agir d'appels d'offres lancés par la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense ou par la Direction de la prospective au Quai d'Orsay. D'autres contrats sont négociés de gré à gré avec des institutions, françaises ou étrangères, ou encore de grandes entreprises, telles que Total ou Areva. La FRS travaille essentiellement sur des projets commandités par le ministère de la Défense, parfois par le ministère de l'Intérieur ou le Commissariat à l'énergie atomique. L'Iris vit également pour partie des appels de l'Etat, tout en développant des activités de formation pour équilibrer son budget. "Il faut aussi savoir ne pas tout accepter pour préserver sa crédibilité intellectuelle", souligne Pascal Boniface. Il y a quelques mois, ce dernier opposait ainsi une fin de non-recevoir à la Libye, qui souhaitait que l'Iris organise un colloque consacré à la Jamahiriya...

Les études doivent susciter l'intérêt de sponsors

Créé en 1979 par Thierry de Montbrial, avec le soutien de Raymond Barre, qui était alors Premier ministre, l'Ifri est le plus gros des think tanks français sur les questions internationales et compte une soixantaine de chercheurs. Un peu moins du tiers de ses ressources (28 %) provient d'une subvention accordée par Matignon dans le cadre d'un contrat d'objectif. Le reste vient pour l'essentiel du secteur privé: une soixantaine d'entreprises sont membres de l'Ifri et paient à ce titre une cotisation annuelle.

Parmi celles-ci, un peu plus de la moitié soutiennent des programmes de recherche. Il faut donc, pour exister, qu'une étude suscite l'intérêt d'un ou de plusieurs sponsors. "L'honnêteté intellectuelle des chercheurs n'est pas entamée, affirme le directeur du développement stratégique de l'Ifri, Thomas Gomart, ni l'objectivité de la recherche, mais il est vrai que les sujets qui ne trouvent pas de financement sont abandonnés."

Certains chercheurs, recrutés en CDD, savent qu'ils ne verront leur contrat renouvelé que si leur étude est financée. Sur la Russie, le principal bâilleur de fonds est Total: la compagnie pétrolière fait vivre trois chercheurs. La recherche sur la Turquie est, elle, soutenue par le laboratoire pharmaceutique Sanofi et par la Tusiad, le syndicat patronal turc.

Calqué sur les pratiques en vigueur aux Etats-Unis, ce système peut parfois conduire à des dérapages. Depuis quelques années, l'Office chérifien des phosphates (OCP), une grosse société marocaine, est très présent au sein de l'Ifri. L'institut y trouve une source de financement non négligeable et le directeur de l'OCP, Mostafa Terrab, peaufine ainsi sa stature internationale, notamment à l'égard du Palais. Mais le programme de recherche de l'Ifri sur le Maghreb dépend désormais du financement de ce proche du roi du Maroc, qui en est devenu le maître d'oeuvre.

L'Ifri et son réseau de chefs d'entreprise
"L'Ifri reste la chose de Montbrial, explique un ancien de l'institution. Il l'a fondé, c'est lui qui négocie avec les chefs d'entreprise avec lesquels il entretient des rapports personnalisés. S'il n'était pas là, il n'y aurait pas d'argent et pas de recherche. Mais il est aussi devenu un peu prisonnier de ce réseau, car il ne veut pas prendre le risque d'un conflit avec un sponsor."

Est-il possible qu'il en soit autrement ? Même au Ceri, de plus en plus de programmes de recherche voient le jour à la suite d'appels d'offres qui émanent du ministère de la Défense, du Quai d'Orsay ou de l'Union européenne. "La différence avec les think tanks, assure Christian Lequesne, directeur du Ceri, c'est que nos chercheurs ne sont pas tenus de postuler.

Dans le cas contraire, des pans entiers de la recherche risqueraient de disparaître." Les méthodes du Ceri se rapprochent néanmoins parfois de celles des think tanks. Le centre a ainsi créé l'Observatoire mondial des enjeux et des risques (Omer) dans les pays émergents, à destination des grandes entreprises. Comme à l'Ifri, celles-ci paient un abonnement, en échange de quoi les chercheurs viennent plancher devant leurs dirigeants...

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Olivier ROY, spécialiste de l'Islam - "Les politiques n'entendent rien"


Vous avez rédigé de nombreuses notes pour le Centre d'analyse et de prospective (CAP) du Quai d'Orsay. Avez-vous le sentiment d'avoir été écouté?
Cela dépend des sujets. Certains dossiers sont totalement ignorés des dirigeants politiques, et ils ne savent pas quelle ligne adopter. Dans ce cas - Caucase ou Asie centrale, pour ce qui me concerne - le chercheur a une chance d'être entendu. En revanche, sur les domaines qu'ils sont convaincus de connaître, ils n'entendent rien, ne tiennent compte d'aucune analyse discordante.

C'est ce qui s'est passé avec votre note de février 2005, sur la démocratisation au Moyen-Orient et au Maghreb?
Oui. Le directeur du CAP, Pierre Lévy, l'avait endossée. Mais nous n'avions aucune illusion. On s'est fait plaisir en sachant que cela ne servirait à rien. Sur les dossiers que les politiques gèrent en direct, il suffit que le président ait dîné avec le roi du Maroc, vu un copain qui connaît Kadhafi ou parlé à la femme d'un ministre pour être persuadé qu'il sait.

Quid de l'Union pour la Méditerranée?
J'ai été de ceux qui ont mis en garde, prévenu que cela ne marcherait pas. J'ai participé à quelques-unes des premières réunions préparatoires, puis j'ai arrêté. Les hauts fonctionnaires disaient que rien ne les arrêterait, car Sarkozy était déterminé.

Sur le terrain, les ambassadeurs se donnent-il les moyens d'être informés?
Cela dépend. Dans la Tunisie de Ben Ali, ils avaient pour instruction de ne pas voir l'opposition. C'est évidemment absurde, mais c'est ainsi. Certains ont adhéré à cette politique. D'autres, comme Yves Aubin de La Messuzière, se sont efforcés de la contourner.


Propos recueillis par Dominique LAGARDE - Lexpress.fr publié le 17 mai 2011





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