Méditerranée - Pourquoi la France tarde-t-elle à entrer dans l'histoire du Maghreb contemporain ?

L'image d'Epinal d'un peuple tunisien qualifié légèrement de joyeux et d'attachant était en vogue de par le monde. On savait la France et l'Europe aveuglées par un régime autoritaire gangréné par la corruption dont la légitimité reposait sur la lutte contre une menace islamiste largement surestimée, et une réussite économique pourtant fragile.
On connaissait moins la conscience citoyenne qui travaillait les héritiers des Carthaginois, d'Ibn Khaldoun et de Farhat Hached, et cette aspiration à tracer démocratiquement leur avenir.

La position de la France sur la révolution tunisienne comme sur les événements en cours en Egypte a reflété les errements d'une politique extérieure inconsistante et de courte vue qui n'est pas à même d'appréhender les aspirations démocratiques de la rive Sud de la Méditerranée et au Proche-Orient.
La patrie des droits l'homme, dont son plus haut représentant a prétendu à Dakar que l'Afrique n'était pas assez entré dans l'histoire, rate ainsi le coche.

Errements et complaisance de la politique extérieure française
Avec près de 100 % des enfants scolarisés, un taux élevé de féminisation des effectifs universitaires (65 % en médecine) et dans la magistrature, 18 000 entreprises dirigées par des femmes, un code de la famille progressiste et égalitaire interdisant strictement la polygamie, le planning familial, une maîtrise de la contraception sans équivalent dans le monde arabo-musulman…, la Tunisie se détache largement des standards en vigueur au sein des sociétés maghrébines.
La révolution citoyenne s'appuie donc sur les ferments d'une modernité largement méconnue.
Premier investisseur en Tunisie, la France, tous gouvernements confondus, a fermé les yeux sur les crimes qui y ont été perpétrés pendant deux décennies – Nicolas Sarkozy allant jusqu'à émettre en 2008 à l'intention du régime de Ben Ali un satisfecit sur la situation des droits de l'homme.
Ce succédanée de realpolitik est venu s'échouer lamentablement sur les rivages d'une insurrection populaire devenue aujourd'hui une révolution. On attendait de la France une dénonciation de la répression, un appel à la retenue ou au moins de la compassion pour les victimes d'un régime pourtant aux abois. On eut le silence puis des propositions de soutien au régime avant finalement de "prendre acte".
Grâce à notre ministre des affaires étrangères, l'histoire retiendra que la position de la France sur ce qui ne manquera pas de devenir un des faits marquants de la rive sud de la Méditerranée en ce début du XXIe siècle, se résumera à une proposition incongrue d'aide au maintien de l'ordre. Un tel aveuglement est impensable tant les autorités françaises connaissaient la situation des droits de l'homme, l'état de la corruption, la fatigue puis la colère du peuple tunisien.
Parallèlement, on ne peut également qu'être interpellé par le silence des contempteurs de la démocratie et des droits de l'homme que sont Bernard-Henri Levy, André Glucksmann, Alain Finkielkraut et consorts…, prompts à soutenir l'effervescence démocratique à travers le monde et incroyablement silencieux sur ce qui figurent être les premières fissures de la chape de plomb que supportent les peuples du Maghreb et du Moyen-Orient.

La France doit apprendre à entrer en résonnance avec le monde
Contrairement à l'idée que la politique extérieure doive rester confinée dans une stricte neutralité, la France doit apprendre à entrer en résonnance avec les peuples qui l'entourent. Patrie autoproclamée des droits de l'homme et de la démocratie, elle doit être en mesure de promouvoir les valeurs qui fondent son universalisme.
Comme en témoigne la révolution tunisienne, ces valeurs ont souvent – tous gouvernements confondus – cédé le pas aux intérêts économiques ou à la realpolitik. Cette tendance est poussée jusqu'à la caricature depuis 2007, avec un gouvernement alternant coups médiatiques d'un soir (libération des infermières bulgares, condamnation facile de la Birmanie), errements face à la Chine ou à la Russie, et soutien à des régimes dictatoriaux et corrompus.
La politique extérieure exige cohérence et constance.
La promotion de nos valeurs doit en être désormais une nécessaire composante. Se pose la question de la conciliation entre la promotion de ces valeurs et celles de nos intérêts économiques.
Comme l'Athènes de la Ligue de Délos où les Etats-Unis de l'administration Bush nous l'ont appris, la démocratie ne s'exporte pas par les armes. Ce n'est pas une raison pour renoncer à la promotion de ces valeurs fondamentales. C'est au contraire un devoir impérieux pour la France et l'Europe de proposer une nouvelle politique.
Nous devons imaginer des dispositifs idoines permettant d'encourager et de soutenir – directement ou indirectement – les peuples et les sociétés civiles aspirant au pluralisme, à la liberté et à plus de modernité. Par ailleurs, une telle politique exige une exemplarité dont certains pays occidentaux tendent à s'éloigner.
L'état des prisons françaises, l'indépendance des médias en Italie, la gestion des migrations et les restrictions au droit d'asile sont là pour nous rappeler qu'avant de donner des leçons au monde, il faut montrer que nous croyons en nos propres valeurs.
En politique étrangère, cela exige certes une approche pragmatique, tenant compte de la complexité des relations internationales et de la diversité de nos intérêts. Mais le pragmatisme ne peut plus servir de masque à des politiques de complaisance pour des régimes qui répriment leurs peuples et spolient ses richesses.
Le pragmatisme ne doit plus être le faux nez d'intérêts privés qui engagent trop souvent la parole et les actes de la France. Si nous ne mettons pas nos actes en accord avec nos paroles, nous risquons au mieux la marginalisation de notre politique étrangère, au pire son discrédit durable. Face à la montée des intégrismes, alors qu'il faut encourager les logiques de partages de culture (au sens où l'entendais Paul Ricœur), la France doit tirer les leçons de la révolution tunisienne afin de refonder son positionnement dans le monde.
Le 14 janvier peut constituer le point de départ de rapports nouveaux entre les deux rives de la Méditerranée en redonnant vie à un partenariat entre des peuples égaux et aux aspirations partagées. L'histoire retiendra que la Révolution des Jasmins est née du désespoir de Mohamed Bouazizi qui, suivant la tradition tragique et légendaire d'Elyssa (Didon), est mort immolé par le feu pour ressusciter une Tunisie nouvelle et libre. De cette tragédie féconde, sachons tirer les leçons pour l'avenir.
Fatma Bouvet de la Maisonneuve, franco-tunisienne, médecin-psychiatre, et William Leday, coordinateur du pôle international et défense de Terra Nova
LeMonde.fr - le 9 février 20011

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