Méditerranée - Entre Tunis et Le Caire, le rêve brisé de Sarkozy

Quand l'Histoire s'invite avec tant d'insistance dans l'actualité nationale, l'embarras du chroniqueur est extrême. Que privilégier, en effet ? Les interrogations métaphysiques des centristes, menacés de "centrifugation", selon le mot du sénateur Jean Arthuis ? Ou les questionnements existentiels de Nicolas Hulot, décidé, semble-t-il, à chiper à Dominique Strauss-Kahn la palme du vrai-faux candidat ?
Faut-il plutôt s'alarmer du recours de nos concitoyens aux conduites magiques pour conjurer la crise, puisqu'ils ont misé plus de 40 milliards d'euros en 2010 dans tous les jeux de hasard, paris et casinos - soit, tout de même, plus du tiers du déficit budgétaire pour 2011 ? Ou doit-on prendre au sérieux le plan du ministre de l'éducation nationale pour faire pousser la bosse des maths aux petits Français, en oubliant que cet homme-là lance en l'air, comme un jongleur, une réforme tous les trois mois ?
Que dire, enfin, de ces détresses poignantes qui nous entourent ? Celle de l'ancien président Jacques Chirac, trop vieilli, usé et fatigué, plaide son entourage, pour affronter le procès des emplois fictifs de la Ville de Paris qui l'attend dans un mois. Ou la détresse des 46 policiers de la CRS 54, basée à Marseille, qui ont commencé une grève de la faim pour dénoncer l'éventuelle suppression de leur compagnie. L'affaire n'est pas banale, quand on pense que ce sont ces CRS, ou leurs collègues, dont la ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, vantait il y a peu l'exceptionnel professionnalisme au point de vouloir en faire bénéficier le régime chancelant du président tunisien Ben Ali...
Il est vrai que l'Histoire a heureusement tranché autrement : l'homme qui tenait la Tunisie sous sa botte depuis plus de vingt ans a fui devant la révolte de son peuple. L'essentiel a été dit, depuis, sur le silence ancien, complice et coupable de la France à l'égard du clan au pouvoir à Tunis, sa corruption, son autoritarisme policier et son mépris pour les droits de l'homme.
Mais il a été moins relevé que cette "révolution du jasmin" (et de sang) signe l'échec cinglant du grand projet méditerranéen de Nicolas Sarkozy. Surtout depuis qu'une fièvre semblable a gagné l'Egypte et menace chaque jour davantage le président Moubarak, coprésident depuis juillet 2008, avec son homologue français, de l'Union pour la Méditerranée.
Dès le soir de son élection, le 6 mai 2007, le chef de l'Etat avait lancé "un appel à tous les peuples de Méditerranée pour leur dire que c'est en Méditerranée que tout va se jouer, qu'il nous faut surmonter toutes les haines pour laisser place à un grand rêve de paix et de civilisation". Lyrique, il ajoutait que la France serait "du côté des opprimés du monde", de "tous ceux qui croient aux valeurs de la tolérance, de la liberté, de la démocratie".
Superbe perspective, que M. Sarkozy avait confirmée à Tanger, au Maroc, à l'automne suivant : "En tournant le dos à la Méditerranée, l'Europe se couperait non seulement de ses sources intellectuelles, morales, spirituelles, mais également de son futur. C'est en Méditerranée que l'Europe gagnera sa prospérité, sa sécurité ".
Les 13 et 14 juillet 2008, enfin, après des mois de rugueuses tractations, le président français pouvait savourer son succès : à l'exception du Libyen Kadhafi, les 43 dirigeants de l'Europe et du pourtour méditerranéen étaient réunis sous la coupole du Grand Palais, à Paris. "Nous ne voulons plus seulement être des voisins, mais des partenaires" et "écrire ensemble notre histoire commune sur un pied d'égalité entre le Nord et le Sud" et autour de "projets concrets" (en matière d'environnement, d'éducation, de développement ou d'énergie), pouvait leur lancer le président de la République.
A l'instar de la réconciliation franco-allemande et européenne, au lendemain de la guerre, il plaidait que cette Union permettrait non pas d'occulter, mais de dépasser les drames, les conflits et les injustices passés.
Les spécialistes souligneront que, depuis, ce grand dessein s'est enlisé, paralysé par mille susceptibilités, cisaillé par la guerre israélienne contre Gaza en janvier 2009, plombé par la crise économique mondiale. Et ils auront raison : les solidarités concrètes n'ont pratiquement pas vu le jour et la deuxième conférence générale de l'Union pour la Méditerranée est ajournée depuis des mois.
Mais le mal - le vice de forme en quelque sorte - est plus profond, comme le démontrent la révolution tunisienne et le soulèvement égyptien : l'Europe a tout simplement négligé les peuples, leurs colères contre l'injustice et leurs aspirations à la liberté ; Nicolas Sarkozy, en particulier, a oublié la défense des droits de l'homme et des opprimés invoquée le 6 mai 2007, jusqu'à déclarer, lors d'un voyage officiel en 2008, que "l'espace de liberté progresse en Tunisie".
Tout y a contribué. Bien sûr, les liens étroits et le réalisme commode qui conduisent à coopérer avec les régimes en place quels qu'ils soient. Mais aussi la règle de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays de l'autre rive méditerranéenne, surtout s'ils sont d'anciennes colonies ou protectorats français.
Enfin, la lutte contre l'islamisme radical et le terrorisme contre lesquels Paris a voulu croire, jusqu'à l'aveuglement, que les potentats les plus autoritaires sont un rempart efficace.
Dressé par Le Quotidien d'Oran (cité par Courrier international), le bilan est désastreux et résonne comme un avis de décès pour l'Union pour la Méditerranée : "Le Maghreb et sa population n'ont rien à attendre de l'Europe en général et de la France en particulier."
Plus cruel encore, le romancier égyptien Alaa El-Aswany, l'auteur de L'Immeuble Yacoubian, concluait son témoignage sur la "révolution" en marche sur les bords du Nil d'une phrase qui résume ce fiasco : "La France nous a donné l'exemple avec des écrivains comme Camus et Sartre, engagés pour la liberté" (Libération, 30-31 janvier). Il est plus que regrettable que l'on s'en souvienne au Caire, et pas à Paris.
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Par Gérard Courtois (Chronique "France") - Courriel : courtois@lemonde.fr.
Article paru dans l'édition du Monde.fr du 1 février 2011

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