L'Union pour la Méditerranée et la face cachée de l'iceberg

C'est l'Europe qui est en danger au premier chef dans le processus de la mondialisation : elle court le risque pressant non seulement du décrochage par rapport au Etats-Unis, mais encore plus le rattrapage par les pays émergents.
L'initiative de l'Union pour la Méditerranée s'inscrit dans une stratégie globale (dont l'un des volets a été confié à la France) qui devrait éviter notamment le déclassement de l'Europe, donnerait un statut de membre à part entière à l'Etat d'Israël dans l'Union européenne et pourrait être considérée comme une solution à l'incapacité récurrente des pays du sud de la Méditerranée à unir leur destin.
L'enjeu ici n'est pas perceptible immédiatement, car enrobé dans le discours idéologique et de bonimenteur habile distillé par l'équipe du président français et particulièrement par son conseiller spécial. La réaffirmation énergique de la chancelière Angela Merkel que le projet d'Union méditerranéenne s'appellera Union pour la Méditerranée, sera un projet de 27 Etats membres de l'Union européenne naturellement (1). Ce qui est un réajustement stratégique, mais aussi l'évidence d'une concurrence exacerbée que se livrent les Allemands et les Français pour le leadership, en plus d'une opération de séduction en direction tant de l'opinion internationale que nationale.
C'est l'avènement d'une « Europe Monde » (2), comme le dévoile le Premier ministre Gordon Brown, qui sous-tend la constitution en urgence d'une aire régionale géopolitique s'étalant notamment de :
- La mer Baltique (un conseil des Etats de la Baltique est déjà opérationnel sous l'égide de l'Allemagne).
- A la mer Noire (le dragon bulgare, la Roumanie et la Turquie assureront à l'Union européenne la prédominance dans cet espace).
- En passant par la mer Méditerranée (2ème volet de ce plan stratégique confié à la France).
C'est-à-dire la réalisation d'un ensemble géopolitique (ou, à la limite, géo-économique) viable dans un «monde multipolaire» (3).
Mais c'est aussi et surtout l'obtention d'un statut nouveau d'acteur légitime et à part entière pour l'Etat d'Israël dans la future configuration des institutions de l'Union européenne élargie (jusqu'alors postulant pour un statut spécial au sein des Etats de l'Union européenne) (4).
Le choix de l'Egypte comme coprésidente de cet ensemble représentant les pays de la rive sud du fait du poids de sa population (environ 80 millions d'habitants) et de son attitude hégémonique ancestrale sur les pays arabes, n'a d'égal que sa docilité vis-à-vis des Etats-Unis, de l'Union européenne ou d'Israël.
La problématique urgente et première pour l'Europe est: comment rester dans la course en terme de prospérité et d'influence dans la mondialisation ? C'est cela qui est le principal enjeu qui se pose aujourd'hui à l'Europe.
C'est la vision contenue dans la stratégie globale inscrite dans le plan « Euromonde 2015 » (5) du rapport Cohen-Tanugi remis le 16 avril au ministre de l'Economie Christiane Lagarde et à Xavier Bertrand, ministre du Travail et de « l'Europe dans la mondialisation ».
Celle-ci signale l'extrême urgence de la construction d'un grand ensemble régional relativement homogène s'étalant, entre autres, de la mer Baltique à la mer Noire, en passant par la mer Méditerranée (dont c'est le deuxième volet laissé à l'initiative de la France, après celui de la Baltique, lequel a été pris en charge par l'Allemagne, pour se terminer en mer Noire avec les Etats comme la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie).
Cela afin de rendre viable l'ambition européenne d'exister en tant que pôle dans un monde multipolaire de demain.
Ce plan incite les Européens à la mise en oeuvre d'un regroupement régional géo-économique suffisamment fort et capable d'induire une force de gravité grâce au moteur franco-allemand, en mesure de satelliser dans son champ d'attraction une cinquantaine d'Etats.
Cette stratégie globale est de permettre à l'Europe d'atteindre une échelle de grandeur géopolitique suffisante pour être capable notamment:
1 - d'amortir les chocs, les conflits, les tensions Israël- Palestine, Chypre, Kosovo, Sahara Occidental..., sur les droits de l'Homme, l'Etat de droit, la légalité internationale ou encore sur la monnaie de l'euro face au dollar américain, au yuan chinois...
2 - de minimiser les réticences quant à l'admission de la Turquie ou les récalcitrants au traité simplifié: cas de l'Irlande, de la Pologne et de la Tchéquie.
3 - de pousser les pays du tiers méditerranéen (ceux de la rive sud, et même plus par effet d'entraînement) à une intégration verticale voilée (ensemble de projets communs), inductrice de réseaux horizontaux (interconnexion de plus en plus poussée des marchés au dépens des Etats).
4 - de capter les immenses ressources financières notamment des pays du Golfe (1.800 milliards de dollars rien que pour le Qatar...)
5 - de mieux gérer sa dépendance énergétique tant pétrolière que gazière, notamment vis-à-vis des Russes (Gazprom).
6 - de contrer éventuellement le plan américain du Grand Moyen-Orient (GMO) imaginé sur une base plutôt communautaire pour regrouper plus de 22 Etats (islamiques), dont la moitié est située dans la rive sud méditerranéenne. Faut-il y voir une concurrence entre deux modèles de regroupements régionaux opposés ? D'autant que l'exemple européen privilégie la mise en avant de l'intérêt économique. A l'instar de l'euro qui a permis de dépasser de nombreuses contradictions (ethniques, culturelles, historiques...) dans la construction de l'Union européenne).
7- de faire face aux pays émergents tels la Chine (1,3 milliard d'habitants) qui est en passe de supplanter l'Allemagne au rang de 3ème puissance mondiale, et l'Inde (1,1 milliard d'habitants) comme 6ème grande puissance économique avec des croissances économiques à deux chiffres. Lesquels s'avèrent aussi être un risque imminent pour l'Europe qui peine à dépasser le pourcentage de croissance.
Selon le plan « Euromonde 2015 », l'Europe ne devrait plus apparaître comme un nain du point de vue démographique, d'où l'urgence de son expansion vers le nord (Baltique), le sud (méditerranéen) (par exemple au regroupement de la cinquantaine d'Etats-mer Noire).
8 - de s'affirmer comme un pôle du monde multipolaire de demain, avec la mise en oeuvre de ce grand ensemble européen regroupant les pays de la mer Baltique, du tiers méditerranéen et ceux de la mer Noire, grâce à la force centrifuge du couple franco-allemand et la Grande-Bretagne, qui pourrait avoir rejoint l'euro, un tout qui satelliserait autour de l'Europe une cinquantaine d'Etats dans un regroupement économique et politique relativement cohérent.
Cela dépasserait l'initiative des 5 plus 5 dégagée par le (5 5) du processus de Barcelone (1995), et celle de la stratégie adoptée à Lisbonne (2000), ou encore la feuille de route pour une Union méditerranéenne cinq plus cinq, égale trente-deux (5 5= 32) (2007) (5).
En fait, le plan stratégique « Euromonde 2015 » apporte les retouches tactiques successives et les objectifs à atteindre pour répondre aux défis pressants de la mondialisation.« C'est-à-dire une stratégie économique et politique comme ont mis en oeuvre les grandes puissances ».
C'est l'avenir de l'Europe qui est en jeu en priorité (tous les voyants économiques sont au rouge), bien avant celui du tiers méditerranéen.
9 - Enfin et surtout la cerise sur le gâteau, l'Union pour la Méditerranée va faire de l'Etat d'Israël (en attente d'un statut spécial dans les coulisses des institutions de l'Union européenne) un acteur légitime et à part entière de ce nouvel ensemble régional.Le plan « Euromonde 2015 » souligne entre autres que le risque n'est pas seulement du décrochage par rapport aux Etats-Unis, mais surtout du possible rattrapage par les pays émergents (la Chine, l'Inde, les pays d'Asie, le Brésil...).
Sur le plan interne, cette stratégie insiste sur un resserrement notamment du cadre institutionnel (traité simplifié), et sur le plan externe à une attitude nécessairement plus offensive (entre autres dépasser l'étape de Barcelone, relancer Lisbonne, réaliser l'Union pour la Méditerranée..) comme conditions indispensables et nécessaires pour l'avènement d'un avenir européen viable et surtout éviter que l'Europe ne devienne qu'une simple région de l'ensemble occidental sous l'hégémonie du pôle dominant américain. (7)
En ce qui concerne le tiers méditerranéen (ceux de la rive sud), s'ils persistent à ne pas pouvoir s'unir très vite (l'UMA, la Ligue arabe, l'Union africaine...), seul un miracle pourrait leur faire éviter le sort implacable qui les attend: être phagocytés ici ou là (l'Europe, la Chine, l'Inde, le GMO ou autre).
C'est, entre autres, ce que ne nous dit pas le projet de l'Union pour la Méditerranée du président français.
Par Mohamed Réda Mezoui, Professeur de sciences politiques, analyste - Continentalnews.fr - le 17 juillet 2008
1) In magazine Marianne du 31.05.08 au 06.06.08, p. 74
2) Interview Gordon Brown in Le Monde du 23/03/08.
3) A. Mokhtari. In Le Soir d'Algérie. 19.06.08.
4) Thèses monde multipolaire - Waltz Kenneth, »Theory of international politics», N.York Graw Hill 1979. Karl Deutsch et Singer David: »Multipolar powers systems and international stability in world politics», vol 16, 1964.
5) Rapports Cohen-Tanugi, «Euromonde 2015» en prévision de la présidence française de l'Union européenne in Le Monde, 20 et 21/04/2008.
6) Feuille de route pour une Union Méditerranéenne, Cercle des économistes et Hubert Védrine, Ed. Perrin, Paris, 2007.
7) Atlas du monde global, Pascal Boniface et Hubert Védrine, Fayard, Paris 2008, page 34.

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